Les temps sont durs. Depuis que le mur est fini, je n'ai plus guère de boulot. Des fois je suis embauché pour ramasser les cadavres dans la rue. Les gens meurent de tout, de faim, de tristesse, de suicide, de maladie, de solitude. Surtout les vieux et les enfants. Les familles les déposent devant chez eux sur le trottoir comme des ordures. Mais que peuvent-ils faire d'autres ? Et puis des fois le mort s'est éteint là où il était, à deux pâtés de maison de chez lui. On charge les corps comme des bouts de bois dans une charrette à bras et on les jette ensuite dans un camion qui part je ne sais où. Les rafles ont commencé, le Judenrat établit les listes. Les gens sont convoqués sur une place où, à coup de matraque les SS viennent les chercher. Ils partent ainsi à pied vers la gare. Et après on ne sait pas. On dit qu'ils vont à Pitchipoï, que c'est bien là-bas parce qu'on travaille. Et qui travaille : mange, tout le monde sait cela. "Même les enfants travaillent ? " " Ben oui des petits boulots pour gosses, comme balayer les ateliers...j'imagine" "Et les vieux ?" "Ben des trucs de vieux, couture, cirage de bottes..."
On leur dit d'apporter de quoi manger pendant 3 ou 4 jours. 3 jours ! Ici on est bien heureux si on trouve assez pour trois repas d'affilée. Un jour mon père a été convoqué. Il est allé consulter la liste du quartier, son nom était dessus, avec deux de mes soeurs les plus grandes ! Il vaut mieux surveiller la liste parce que sinon c'est la police du ghetto qui vient te chercher, et sans douceur. Personne n'a envie de se faire matraquer sous les yeux de ses enfants.
Avec ce boulot je ramène des suppléments de soupe à la maison. Hier j'ai été rossé par un SS, il arrivé derrière moi et je ne l'ai pas vu. J'aurais dû enlever ma casquette en signe de déférence. Il m'a asséné un coup de cravache derrière la nuque. Il a hurlé comme hurlent ces gens, son chien m'a mordu à la jambe comme il me donnait un violent coup de bottes dans la poitrine. Depuis je boite et je crois avoir deux côtes cassées, ce n'est pas facile pour pousser la brouette, et lever les briques. Des fois je vais sur le pont qui enjambe la rue ... cette rue ne fait pas partie du ghetto. On peut y voir circuler des gens libres qui vont et viennent à leur gré, c'est très beau à voir. Ils poussent des enfants dans des berceaux. Au ghetto il n'y a pas de berceau, mais plein d'enfants qui piaillent dans tous les sens. Ils sont chapardeurs comme des chats! Mais j'ai eu du pain ce matin, et ce soir j'en ai donné un gros morceau à Lipaz dont les joues se creusent un peu. Elle s'est penchée et elle m'a donné un baiser, un vrai, bouche contre bouche. C'est notre premier baiser d'amour. C'était dans la rue Tadeusz Kościuszko, devant le n°21. On n'oublie pas ça .
Je vais voir Lipaz aussi souvent que je peux. Je ne sais pas comment elle fait, mais elle est toujours fraîche et jolie. L'autre jour, ô miracle, elle avait une petite branche de lilas blanc dans les cheveux. Son frère travaille dans la police juive, il est bien nourri, il a des privilèges, il trafique.
Il ne m'aime pas et j'évite de le croiser... pas envie de goûter de son bâton!. Les enfants jouent aux contrôles de papier et à la police. Ils font semblant de se bastonner. Je lui ai dit combien elle était belle, elle a souri, et quand nous nous sommes quittés, elle s'est retournée, et m'a envoyé un baiser. Je l'ai pris au vol et je l'ai mis dans ma poche où il y avait un quignon.
J'ai trouvé du boulot. Je suis recruté par le Judenrat. Il s'agit de construire un mur de 4 m de haut tout autour du ghetto.
Je suis, le plus clair de mon temps, hors du ghetto, à 20 cm hors de la limite. Mais les SS ne tirent pas, j'ai le droit, il me faut bien être là pour poser les briques. Dehors les gens passent. Ils vont leur vie simple et naturelle. Ils ont les souliers cirés, ils cirent leurs souliers. Une femme m'a croisé, elle avait dans les bras un gros bouquet de tulipes, c'était inouï. Elle revenait de chez le coiffeur, elle sentait le parfum. Quelle vie merveilleuse elle doit mener...
Comme tu imagines la vie au ghetto est dure. Nous sommes les uns sur les autres. Il n'y a qu'un seul robinet pour tout l'immeuble. Et bien souvent l'eau est coupée. Les gens s'engueulent. La voisine rouspétait ce matin parce que ma mère a pris deux bassines d'eau, et quand son tour est venu, l'eau n'arrivait plus. Maman lui a donné une de ses cuvettes mais ce n'était pas suffisant, elle couinait encore. Mon père m'étonne. Il n'avait plus rien à donner quand les nazis nous dépouillaient au shtetl, et pour cela j'ai été battu quatre fois. Mais ici dans le ghetto il sorti de la doublure de son gros manteau dix petits diamants. "Avec cela on va tenir un peu" a-t-il dit tristement. Il faut bien acheter du pain et quelques légumes, et il y a toujours des gens intéressés par les diamants. Il n'y a plus de rat, ni de chat, ni de chien, ils étaient déjà tous mangés quand nous sommes arrivés. Les poux eux sont bien là. Je me gratte furieusement et ma petite soeur si jolie est couverte de boutons infectés. Je passe mon temps dans la rue à chercher un petit boulot : décharger un camion de pierres pour deux pièces, vendre une vieille paire de chaussures volées dans une immeuble voisin... Il fait un froid terrible et nous dormons tous ensemble, en même temps. Nous n'avons pas de nouvelles de ma soeur mariée, elle a été emmenée ailleurs avec son mari.
Nous arrivons dans une ville, on entre dans un quartier grillagé de barbelés."C'est le ghetto, le ghetto" disent avec joie mes voisins, ils semblent soulagés. Ils ont pensé, comme moi, qu'on nous conduisait au bord d'une fosse, on dit que les nazis font cela. Ils auraient ainsi fusillé des communautés entières - "même les femmes et les enfants ?" -" Oui, ils commencent pas les hommes pour ne pas risquer une révolte. Ensuite les femmes et les enfants, une balle dans la nuque, tu tombes sur les autres, une couche de chaux vive et une de terre, et on recommence. Cela dure des journées entières. Cela s'est passé plus à l'Est, à la frontière de l'Ukraine. Les victimes attendent derrière un rideau d'arbre et entendent les détonations. Que faire d'autres ?" _ -"Et si tu n'es que blessé?" -"C'est pareil. Ils font déshabiller tout le monde." -"Pas les femmes quand même" -"Si" -" Pas les jeunes filles" -"Pareil". J'ai les cheveux qui se dressent sur la tête, impossible d'imaginer Lipaz nue devant les soldats.
La vie au ghetto a commencé.
Il était déjà surpeuplé, le judenrat nous a attribué une pièce pour nous huit, papa, maman, mes cinq soeurs et moi. Lipaz et sa famille habitent à deux rues d'ici. Le judenrat c'est la délégation chargée d'organiser la vie ici, elle a même sa police. Les SS on dit " si vous ne le faites pas, nous on va s'en occuper et vous regretterez d'avoir dit non". Comme ça les SS donnent les ordres et des juifs se chargent de les faire exécuter, parfois à coup de bâtons.
Les nazis ont entrepris la collecte des bijoux en or et des pierres précieuses. Maman ne voulait pas donner son étoile et sa chaîne offerte par papa lors de leurs fiançailles. Mon père lui a délicatement retiré du cou en disant "il le faut, il le faut bien". Lipaz a donné ses boucles d'oreille. C'est dommage, je les aimais bien ces boucles. La vie devient de plus en plus difficile, la communauté doit payer chaque mois une somme considérable aux nazis, et quand nous avons du retard ils viennent. Ils nous emmènent, nous les hommes, sur la place du shtetl. Sur la place du village, ils ont constitué deux longues rangées de soldats armés de longs bâtons et nous avons dû passer trois fois sous la grêle de coups. Comme je suis grand j'en ai pris plus que mon compte. Au début c'est très douloureux et puis bizarrement au troisième passage c'est plus facile. Je pense qu'on sait mieux se protéger, mais Joseph qui a eu la peau d'une pommette éclatée me dit avec son gros oeil bleu : " moi, je crois plutôt qu'ils étaient fatigués de cogner. On ne frappe pas 112 hommes trois fois de suite sans s'essouffler". On sourit un peu mais cela fait mal aux lèvres tuméfiées. Je suis noir, et j'ai le nez cassé.
Lipaz m'a consolé en me caressant le visage. Je me suis dit que finalement j'avais un peu de chance quand même. Une caresse de Lipaz !
Un jour nous sommes chargés brutalement sur des camions plats. Il fait un froid terrible. Nous avons quelques bagages légers et nous sommes enroulés dans nos couvertures. Tout le shtetl est ainsi vidé en une matinée.
Je vais régulièrement à la maison d'études, je joue au club d'échecs, j'apprends le violon et je ne joue pas très bien. Je suis amoureux, elle s'appelle Liraz qui signifie "mon mystère" mais je l'appelle Lipaz qui veut dire "mon or pur". J'ai cru ne pas lui être indifférent et je n'ai plus douté le jour où elle m'a offert un beignet. Tu sais les filles sont étranges, elles te refusent la main que tu cherches à saisir un jour, et le lendemain, ce sont elles qui viennent te tenir la main sur le chemin, en pressant le pas pour arriver à ta hauteur. Elles protestent avec fureur si tu veux leur donner un baiser et le lendemain ce sont elles qui, furtivement, en déposent un sur ta joue. Je me demande à quoi elles jouent. Surtout Lipaz qui semble, dans ce domaine, plus insaisissable que les autres. Ou alors est-ce moi qui suis toujours à contre-temps ?J'en parle à mon pote Joseph qui me dit " en vrai elles sont toujours d'accord mais elles ne le savent pas." J'hésite à user du précepte avec Lipaz, un jour que j'ai voulu poser mes lèvres sur les siennes, elle m'a donné un coup de poing sur la poitrine et m'a boudé pendant deux semaines. Maintenant ça va mieux, ça va mieux avec Lipaz, parce que sinon la vie, elle, devient difficile. Les nazis sont arrivés dans la province il y a quatre mois. Et le chef du shtetl est régulièrement convoqué dans la capitale du district. Il y va accompagné. Mon père fait partie de la délégation. L'autre jour, le chef est revenu avec le visage en sang. Mon père a dit qu'il était tombé sur une pierre. Mais j'ai su le lendemain qu'il avait été frappé par un gourdin.
NOTICE A L’ATTENTION DE CELUI OU CELLE QUI VIENT (OU ENVISAGE) D’ACHETER
UNE OEUVRE DE SEBASTIEN TOURET
Vivre désormais avec une telle œuvre, car c’est bien finalement ce à quoi vous vous engagez, n’est pas une servitude ni même une charge, si infime soit-elle. Il peut arriver que, pour des raisons d’agencement, vous soyez obligé de repeindre votre cuisine ou même de déménager parce que l’œuvre l’impose (cela est déjà arrivé, j’en témoigne). Acceptez en l’augure car ces métamorphoses, si elles s’avèrent nécessaires, ne sont en rien douloureuses ou même contraignantes. Pour satisfaire l’être aimé n’êtes-vous pas disposé à couper une moustache, changer d’eau de Cologne ou même parcourir la moitié du globe ?
Bien sûr que oui !
Une œuvre de Sébastien Touret peut à l’occasion, exprimer ce genre de caprice qui ne tire pas à conséquence. L’échange sera fructueux n’en doutez pas (une fois encore j’en témoigne).
Chaque jour, à chaque heure du jour, l’œuvre livrera une portion de son âme. Le morceau choisi par elle dans ce don sublime sera exactement conforme à votre désir du moment, d’un contour parfait il viendra s’ajuster à votre manque et le remplira. A l’origine le symbole était une plaque que l’on brisait. Au-delà des années, chaque titulaire d’un morceau pouvait se faire reconnaître par l’autre en présentant l’exact complément. Les œuvres de Sébastien Touret se font ainsi connaître et reconnaître – pour toujours - par celui qui les a choisies. Bien sûr tout cela tient du mystère. Et l’arrachement que l’artiste a dû consentir pour créer, le combat forcené qu’il a mené en se frottant à la matière, tout cela nous est inconnu. Tout cela nous intéresse pour l’anecdote, comme on aime savoir dans quel état d’esprit était Bach lorsqu’il composa sa première suite pour violoncelle, mais dans le fond c’est la suite elle-même qui nous concerne et nous parle.
Vivre avec une œuvre choisie de Sébastien Touret est donc affaire simple, douce et plaisante. C’est comme si l’on s’achetait un bout de terre en étant assuré que la récolte y sera abondante et éternelle. Tant qu’on vit, c’est bien utile.
Voici mon rêve. Je m'en souviens bien. Il me hante
Donc je m'appelle Aaron. Je suis juif. Je suis Achkénazes. Je quitte à peine l'adolescence. Je porte naturellement les péotes le long des tempes. Je les porte depuis l'âge de 3 ans. Quand à cet âge on m'a coupé les cheveux lors de cette fête spéciale, "l' afcharanach", et qu'on m'a laissé le cheveu intact de chaque côté de la tête. A 3 ans j'ai quitté le monde des tout-petits, je me suis éloigné un peu de ma mère. Pas trop tout de même. Elle s'appelle Ava qui veut dire « je désire ». Mes péotes ont poussé depuis. Je suis blond-roux, j'ai les yeux marrons, le cheveu fin. Quatre tresses descendent le long de mes chemises, ce sont les Tsitsit car la Torah a prescrit : "Tu mettras des franges au quatre coins du vêtement dont tu te couvriras" Je ne sais pas trop ce que fait mon père, il est commerçant sans doute, en velours certainement. Sinon pourquoi,encore, aimerais-je tant le velours et son odeur de métier à tisser, son parfum lourd de bête ? Est-il commerçant ou possède-t-il une filature ? J'adore ma mère, j'ai cinq soeurs. L'aînée est mariée. Toutes sont belles. Je suis le 4e. Ma plus petite soeur a 4 ans, tout le monde l'adore, elle est espiègle et câline. Elle s'appelle Chalva qui veut dire « sérénité ». Aaron, c'est mon nom, tu le sais veut dire : " je chanterai les louanges de dieu" Ce prénom c'est celui du frère aîné de Moïse. Dans le livre de l'Exode, Aaron est intimement mêlé aux multiples aventures du peuple juif fuyant l'Égypte ; il ira jusqu'à laisser construire la célèbre statue du veau d'or, symbole de la tentation païenne. J'ignore pourquoi mes parents ont choisi ce prénom, peut-être pour que je sois en tête des listes alphabétiques ; avec deux "A" il était difficile de me passer devant. J'étais bien placé pour une quelconque distribution. J'y ai pensé quand les coups sont arrivés, j'ai eu mon compte, plus que les autres. Et peut-être aussi parce que je suis de grande taille.
Je participe à un concours, il faut envoyer une vidéo pour "faire aimer son livre culte". Moi je n'ai guère la culture du culte, mais... bon, je participe. Il y a quand même 1.000 € à gagner!
Voici mon film :
Le serpent n'est pas le fourbe : le serpent est celui qui dit la vérité
Sophia le savait.
Boire de l'alcool est une expérience singulière. Il faut le savoir, je vous le dis à vous qui vous servez un verre comme on va faire ses emplettes. L'alcool est un terrible ami qui vous murmure d'atroces vérités et qui, en même temps, vous ment. Comment faire le tri ? Par une inclinaison divine nous avons tendance à écouter les vérités. Ces vérités qui rendent libres. Ces vérités qui retirent les oripeaux et le gras des choses. Elles apparaissent alors, soudaines et acérées, insupportables même. Tant pis, il faut creuser, affouiller, exhumer. Il faut être libre. Et quoi de plus enivrant que la liberté ? Oui, ivre je me suis roulé dans ma peau d'ours et … Et une solitude somptueuse m'a sauté à la gorge comme un chien fou. Elle m'a saigné. Elle m'a transmis sa funeste et merveilleuse maladie. Je n'ai plus été le même alors... Ou alors je suis devenu celui qu'il fallait être, celui que, profondément j'étais.
SANS SOUVENIR … C'EST A DIRE SANS REMORDS ET SANS REGRET. Absolument, totalement, somptueusement : SAUVAGE.
Alors où est le mensonge? Le mensonge : c'est l’illusion. Pire c'est l'imagination. C'est elle qui crée le monde et nous pousse à l'arpenter. Contrairement à la Vérité, le mensonge à mille visages, mille douceurs, mille tourments. Le mensonge invente. C'est là sa qualité première. Il vous entortille, vous caresse, vous dit des mots aimants. C'est à cela qu'on le reconnaît et tant pis pour vous si vous ne me croyez pas. Ah ! Vous vous promeniez en gracieuse compagnie dans les landes et les pentes jusques alors. Mais cela change désormais. De vieux alcools sont de retour, dévastateurs et véridiques.
Il y a pire !
Je vous raconte mon rêve et je n'ai rien dit à Amogh.
Ici la mousse n'était pas de la mousse, elle était rêche et pouvait écorcher la main comme une brosse de métal. Les plantes grasses étaient rouges de honte et ne se montraient guère. On pouvait s'interroger : à quoi pensaient-elles sous les mois de neige ?
La saxifrage était la plus obstinée, elle s'installait ( si l'on peut dire ) dans un creux de la taille de la main, et ne se nourrissait que de vent. Elle économisait sur tout, sur l'eau et sur sa respiration. Quand elle perdait une feuille minuscule, tout de suite elle en faisait un demi-gramme d'humus qui s'envolait vite et que volait sans vergogne la plante grasse.
Nous abordâmes un champ d'énormes pierres en débâcle, une confusion monstrueuse et minérale. La pluie avait taillé là-dedans à grande rage, avec une force de titan. La montagne avait été hachée mais à la façon des géants ivres, sans plans et sans but.Tout autour ce n'était que des masses de remparts, de labyrinthes fortifiés, des redans, des échauguettes, des courtines, des donjons efflanqués, des tours bancales, des créneaux effondrés, et soudain s'ouvrait sans but une sente de pelouse tendre, miraculeuse et brève. La solitude était totale, absolue, tranchante. On se pouvait se dire que vivre ici était impossible : il n'y avait pas d'arbre pour s'y embrancher. Nous y sommes restés quelques temps, la férocité du caillou nous plaisait bien.
Une nuit alors que nous nous étions enveloppés dans nos peaux d'ours, le givre est tombé. Alors nous avons bu successivement deux bouteilles. Et j'ai rêvé ! Puis la vie changea et je devins cruel. Et solitaire.
Thouars.
A "Poté Bio" un magasin de producteurs locaux ouvert seulement le vendredi et le samedi on trouve de l'ail frais. Cela se mange sans manière : cru ! C'est délicieux, antique, médiéval, somptueux.
C'est MICH' qui cultive cela.
Il faut être fou pour désherber l'ail à la main et à quatre pattes. Cela tombe bien Mich' est fou.
Achetez-en, mangez-en, pendant que la saison l'autorise !
C'est un luxe !
Un peu plus loin une falaise gigantesque nous regardait de très haut. Les rapaces alentis filaient souplement en spirales molles. C'était un lieu très haut placé dans le vent.
Les vents devaient y souffler des quatre coins cardinaux à tour de rôle et peut-être même parfois des quatre coins en même temps. Pas d'arbre sur la paroi. Ici et là, seulement de maigres arbustes qui parvenaient à glisser une racine dans les minces fentes de la roche. Le végétal s'y installait comme il pouvait. Et grandissait comme il pouvait sous les rafales nerveuses. Petits arbres épineux, toujours vieux, tordus, avares de tout et surtout de fleurs qui ne sentaient rien et n'avaient rien à donner qu'une vague couleur blanchâtre. Venaient ensuite de tout petits fruits sans chair. Ici la vie était sans luxe !
Voilà qui nous convenait parfaitement, voilà qui nourrissait à merveille nos méditations. Nous n'avions pas prononcé dix paroles depuis plusieurs jours. Chacun allait à ses nécessités sans avoir besoin de commentaires. Nous chevauchions de concert depuis si longtemps Amogh et moi que nous savions précisément ce qu'il y avait à faire aux moments utiles. Les tâches n'étaient pas à proprement parlé partagées. Mais communes, elles s'harmonisaient selon les exigences du moment. J'allumais le feu quand il soignait les montures ou l'inverse sans qu'il soit besoin d'organisation. L'instinct prévalait. Seule différence : il était chasseur et moi cueilleur.
Nous montions toujours sans hâte. Nous étions primaires mais à la façon des races qui entrent dans l'histoire comme l'écrit François Augérias dans le voyage des morts. Nous étions en quête de l'hiver qui était pour nous « une fête très ancienne » pour citer encore le précédent auteur. Nous atteignîmes ainsi le sommet d'une colline qui annonçait les montagnes lointaines. Bizarrement il était pelé et la roche blanche apparaissait nue, polie par les gels et les pluies. Les sabots des chevaux résonnaient là dans le silence, c'était comme si nous arpentions un os énorme, le crâne d'un géant enfoui et que les intempéries commençaient d'exhumer. Qui aurait eu envie de parler ici. Je pensais à Sophia morte dans sa plénitude, à quel âge ? Le gaz qui avait anénanti des milliards d'individus avait offert une considérable longévité aux rares survivants et spécialement aux femmes qui semblaient jeunes sans cesse. Jeunes et stériles.
Nous avons quitté ce crâne monstrueux pour entrer dans un bois de trembles. Les troncs griffés de petits losanges étaient comme des temples « où de vivants piliers laissaient sortir de confuses paroles ». Des chuchotis murmurés par les frondaisons frémissantes et bavardes.
Le lendemain le paysage changea et devint un énorme chaos rugueux.
L'air sentait le miel chaud et le suint. Le vent, le caillou et des chardons ardus.
Lu dans "Le Voyage des Morts" de François Augérias, cette évidence dévoilée.
A ceux qui doutent : allez au musée Branly.
"Picasso a désactivé les totems" dit aussi mon ami Zimboum
Autre réalité, dans le même livre sulfureux :
" Je ne connais aucun bordel aussi admirable que celui d'Agadir ; à flan de colline, un vrai village de ciment peint en blanc, une centaine de loges pour les femmes.(...) Chaque femme avait la radio (...)Et sur tout ça : la musique. Radio-Maroc. Le Caire ; des voix de femmes arabes, hantées, des appels hurlés au son des violons sur la splendeurs des nuits. Pas un français au bordel, à cause des attentats. Un élan de vie, de passion, plus chanté dans les entrailles que dans la gorge ; comment a-t-on pu croire qu'un peuple avec une pareille musique accepterait la domination de l'Occident ?"
Nous avons franchi deux vallées plantées de bouleaux et de frênes. Le sol était spongieux. De vastes étendues de fougères ponctuaient les touffes de noisetiers. Amogh voulut qu'on fasse halte au pied d'un buisson épais. Il cherchait exactement ces belles tiges élancées pour tailler un arc. Nous avions déjà un arc d'acacia solide et puissant, mais il voulait une arme plus légère propice à la chasse au petit gibier. Deux hampes souples absolument semblables furent coupées et ligaturées entre elles avec un fort lien de cuir. Les extrémités longuement travaillées furent effilées.Une lanière fut prélevée sur un long bambou, et torsadée. Il n'avait pas fallu plus de deux jours pour fabriquer l'arme. J'en profitais pour soigner une vilaine toux qui me tenaillait la poitrine depuis les nuits mouillées et alcoolisées dans le « cul de loup ». Je composais une infusion : lichen d'Islande abondant dans les dolines que nous bordions depuis plusieurs jours, racine décortiquée de guimauve et de réglisse, sommités de serpolets, fleurs de pensée sauvage, pétales de coquelicots, fruits d'anis vert. Avec un cataplasme de gaines de lin broyées, le remède est souverain.
Nous abordions les pentes.
Nous n'avions pas bu d'alcool encore.
Après avoir traversé la châtaigneraie rescapée des combats contre l'orage, le chemin de crête était comme une zone franche. La foudre avait frappé un arbre sur deux, et plus encore. Le sentier était jonché de branches calcinées. Les bombardements célestes avaient été ici considérables ! Les arbres éventrés sauvaient tout de même quelques feuilles. Ces gueules cassées avaient de ces tendresses de fillette !
Nous sommes montés encore. Dans un champ de pierres encore chaudes de l'automne.
Nul ne devait exercer la prêtrise s'il n'était sain d'esprit et de corps ou s'il était amputé d'un membre. Dès lors un homme châtré pouvait-il être ordonné prêtre ? Dans son livre "l'anatomie de la messe " Pierre du Moulin ( Genève 1624) répond : "Non à moins qu'il ne porte sur soi, réduites en poudre , les parties qui lui défaillent" .
Bien que je trépignais de connaître la suite, car tout un monde imaginaire entrait soudain dans notre vie animale, j'interrompis Amogh.
_ Attends, attends ce cul de loup dont tu parles c'est notre abri aujourd'hui, cela signifie que nous sommes dans un endroit jadis occupé par des bûcherons solognots. Les bouteilles que nous avons trouvées leur appartiennent.
_ Il faut croire, et cet alcool rallume des feux éteints depuis longtemps. Mais laisse-moi continuer j'ai peur d'oublier... Heu... Il m'arrive parfois de passer quelques heures au lupanar. J'y allais déjà avant guerre et depuis que je suis infirme j'y ai mes habitudes, on me chouchoute comme un héros. Moi ! Un héros ! Quelle blague. J'ai sauté avec la grenade que voulais lancer, j'ai glissé, je suis tombé dessus... Quel con !
La maison est fort bien tenue avec des filles propres et expertes. Nous y buvons du Champagne, et fumons d'excellents cigares minuscules venus des îles. Céleste, ma femme, s'en doutait bien. Elle préférait cela je crois à une maîtresse. Une maîtresse, j'avais eu une, Hortense, la femme du médecin, mais nous avions rompu sans larmes. Nous ne nous aimions pas c'était une affaire entendue. Elle et son mari sont partis, je crois, en Belgique. Elle était juive il me semble. Son époux était un bon praticien, mais Israélite aussi, donc jamais à la messe ! Et tu imagines ici quelqu'un qui n'irait pas à la messe !!! En Sologne les protestants ne sont jamais venus, la région est trop pauvre tu penses bien. Et l'on dit que des Sarrasins auraient fait souche ici, après la défaite de Poitiers. Des avants gardes se seraient perdues dans ces marais... Ce qui expliquerait le sombre des peaux locales et les faciès rugueux... Mais il a bien longtemps que ces infidèles sont devenus de pieux catholiques.... Heu.... Heu... C'est tout, après tu m'as réveillé.
_ Ah ! C'est trop stupide !
_ Je ne te le fais pas dire. Mais le jour se lève, le « cul de loup » est devenu un cul de basse fosse. En effet le gîte ressemblait à un ergastule, la boue collait au mur, on s'enfonçait dans le sol jusqu'au cheville. Il était temps de faire ce que nous faisions depuis toujours : partir.
_ Comment je t'appelle désormais ? Hubert de Chrismon ? Comme le nom que tu portais dans ton songe ?
_ Ah bon ? Tu m'appelles Amogh, Absalom ! Amogh ! J'ai déjà oublié mon rêve.
_ Et moi j'oublie ton récit. Ah que l'air est doux ! Et sens-tu le lourd fumet de l'humus ? Prenons à l'Est. Allons dans les montagnes. Le gibier sera abondant et nous n'y avons jamais croisé d'hommes bleus. _ Les hommes bleus ? _ Oui, je m'en souviens de ceux-là. Ils vont par harde, le visage barbouillé de bleu, ils poussent des cris et mangent de l'homme... Enfin je crois. Ils ont peur quand on leur souffle dessus, ils ont peur d'une maladie qui tue et qui se transmet par la respiration. Hé ! moi aussi j'ai des souvenirs ! Vive l'alcool de l'autre monde !
Derrière nous une longue flamme s'élevait. Le cul de loup brûlait. En bons barbares nous ne laissions pas de traces. Mais nos fontes étaient lourdes des bouteilles d'alcool exhumées ici. Moi aussi je voulais rêver.
Amogh qui n'avait jamais rêvé et qui n'avait plus de mémoire depuis que nous chevauchions dans le monde déserté et rendu à sa friche originelle racontait les images qui l'avaient habité durant cette nuit d'ivresse. Il n'avait jamais parlé si longtemps. Il poursuivait le récit du songe :
_ Mon nom est Hubert de Chrismon. Je suis le fils unique d'un gros industriel de l'Est, aciérie, je vis dans cette grande maison, pas un château, mais vaste quand même, achetée par un aïeul en 1830.
La Sologne est un endroit fort insalubre. Les autochtones sont petits et fiévreux, noirs de poil et très superstitieux. J'ai bien essayé d'enseigner à mes fermiers l'usage de la bassine pour se laver au moins une fois pas mois, mais en vain.
Ils vont à l'église, ça oui, ils portent le rosaire et parfois un cilice, mais il n'empêche, leurs sentiers sont truffés de signes magiques, mon garde chasse m'enseigne ces superpositions médiévales. De vrais nègres !
C'est la guerre, j'en suis bien sûr, une guerre qui couine et pour lequel on a inventé un mot : "brutalisation", c'est n'avoir plus aucun sentiment de peur, ni d'horreur, être totalement insensible.
Céleste - c'est le nom de mon épouse – meurt de la grippe espagnole, c'est bien la seule note exotique qu'elle aura connu dans sa vie, la pauvre femme. Et moi je revenu du chaos avec une jambe et un bras en moins. Les hivers sont longs.
Je vends du bois sur pied à des entreprises de bûcheronnage. Le pin sylvestre a une bonne cote, on en fait du bois de mine, il crie avant de rompre et parfois les hommes ont le temps de s'échapper du boyau avant qu'il ne s'effondre. La vente des bois sur pied est d'un fructueux rapport. J'ai retrouvé ces bois, peut-être les miens, dans les abris sous la mitrailles. Tous les hivers, les futaies résonnent des coups de la cognée et de la plainte incessante des "passe-partout", ces longues scies à deux manches . Les bûcherons s'installent pour la saison sur nos terres, ils creusent des fosses d'un mètre cinquante de profondeur qu'ils couvrent d'une charpente sommaire. La couverture est faite de brassées de fougère amassées en couches épaisses. Cela s'appelle des "culs de loup".
Ils dorment là avec un poêle où mijote une soupe de châtaigne et de chou. Je sais bien aussi que, parfois, un lièvre y passe, car il braconnent les bougres! Je laisse faire, ce qui me vaut la désapprobation respectueuse de mon garde chasse : " monsieur vous ne devriez pas accepter cela. Le braconnage est un délit, et je passe aux yeux de mes collègues pour un incapable. Marius le garde chasse de monsieur le marquis se moque de moi!"
Ces bouteilles comme les deux précédentes venaient du monde d'avant la mémoire perdue. Elles contenaient aussi des serpents mais pas toutes, elles avaient des arômes de framboise, de poire et de prune. Nous en bûmes deux chacun sans attendre. Et nous nous affaissâmes sur nos paillasses insensibles à la pluie rageuse qui avait fini par se frayer un chemin dans la fougère et qui commençait à tremper notre gîte. Combien de temps dura le somme ? Je l'ignore. Mais au réveil en plus d'une furieuse migraine je sentis le soleil qui me frappait le front. Amogh était déjà éveillé et souriait niaisement.
_Que t'arrive-t-il ? Lui ai-je demandé.
_ J'ai de nouveau rêvé, et je m'en souviens ! Murmura-t-il comme s'il se répondait à lui-même.
_ Comment cela ? Tu te souviens de ton rêve ? Cela signifie que cet alcool ancien nous fait devenir des hommes nouveaux, je veux dire des hommes d'avant ?
_ Je crois bien que oui.
_ Raconte, raconte-moi.
_ C'est une longue histoire. J'étais un minuscule hobereau dans un fond de Sologne mouillé. Bien sûr je ne travaillais pas, je veillais à entretenir mes forêts, à pêcher mes étangs, à chasser le canard aussi. Mon épouse était souffreteuse, très pâle et un peu triste, maigre aussi, avec un beau sourire las. Elle était navrée de me causer tant de tracas. Elle brodait et parfois fredonnait une vieille chanson anglaise « I love you in the morning... ». Obsédante chanson ( voir premier épisode) Amogh poursuivait, avait-il parlé si longtemps un jour... Je ne me souvenais pas. Il revivait son rêve entièrement. _ Je vais dans une forêt de pin sylvestre. Mon cheval va son pas de cheval. Il n' y a rien à faire qu'aller droit devant, et l'imagination aussi va son chemin. Elle et moi, nous nous sommes connus un jour de 14 juillet lors du défilé des hussards dans le chef lieu de canton. Notre union a rassemblé nos terres mitoyennes mais n'a pas donné d'enfant. Ou pas encore... (A Suivre)
Au bout d'un moment, sortant d'une de ces torpeurs douces qui surviennent lorsque les vies prennent des courbures bizarres (vous le savez si vous êtes attentifs) j'entrai dans le cul de loup. Je secouais Amogh. Il fit la grimace, grinça et s'arracha enfin à son pesant sommeil. _ Que se passe-t-il Absalom ? Oh tu me tires d'un si beau rêve.
_ Un rêve ? Un rêve dis-tu ? Mais nous ne rêvons plus depuis... Depuis...
_ C'était un rêve j'en suis certain, je ne me rappelle pas, mais il sentait la framboise, ça c'est sûr.
_ Te rends-tu compte de ce que nous vivons Amogh ? Moi même j'ai dit des bribes de poèmes. D'où cela vient-il ? De notre mémoire ? Mais nous n'en avons plus.
_ Nous n'avions plus de rêve et je viens d'en faire un, je le sais, je le sens, il était beau et avait la saveur d'un baiser... Enfin je crois, si je crois me souvenir de la saveur d'un baiser. En tout cas cela y ressemblait.
_ Nous avons changé Amogh. Et rien ne nous est arrivé d'extraordinaire sauf la découverte de ces deux vieilles bouteilles. Venues du monde ancien auraient-elles reliées dans nos têtes les fils brisés depuis mille lunaisons ?
Mille lunaisons, car si nous avions perdu la mémoire, le temps n'avait que peu de prise sur nous. Amogh me regardait d'un regard de chasseur, il cherchait à comprendre.
_ Ouais, c'est bien possible ce que tu dis, mais les bouteilles sont bues. Nous ne saurons jamais si cet alcool est une souveraine potion.
_ Cherchons, il y en a peut-être d'autres !
Alors, dans la pénombre et sous le déluge qui avait repris, nous avons creusé à mains nues la paroi de terre à l'endroit où l'ancien placard était apparu la nuit dernière après l'effondrement.
En vain.
_ Non, il ne faut pas chercher où l'on a déjà trouvé. Creuse là et moi là-bas.
Deux heures plus tard nous étions couverts de boue et tristes.
_ Ou alors sous nos pieds !
Et nous découvrîmes à quelques coudées une sorte de plancher composé de rondins d'acacia. Nous soulevâmes ce couvercle. Et apparût une sentine vaseuse assez exiguë mais pleine de bouteilles !