Résumé : La patience ça prend du temps.
- Chez nous, nous étions de fiers barbares, raconta Balthazar qui avait un coup dans le nez ; et comme on sait l'alcool incite à la confidence et un peu à l'émotion. De Buenos-Aires je n’ai jamais rêvé. J’ai toujours préféré Pernambouc et la Patagonie, et aussi l’Afrique… cela va sans dire. Chez nous, le goût des voyages commande de ne pas trop s’attacher. Je suis un enfant de cette famille qui n’eut jamais de grenier. Chez nous pas de malles emplies de vieilles redingotes, de fanfreluches roses, ni de sabres poussiéreux. Pendant quelques décennies, c'est vrai, j’en ai nourri un peu d’amertume. Chez nous pas de dimanche endimanché. Notre horizon s’appelait « le terrain » où papa construisait une maison pour les siens. J’y fus le minuscule atome d’un Grand Tout, tout juste bon à fureter dans un tas de bois pour trouver la cale idoine, tout juste capable de tenir des journées entières un morceau de ferraille vertical. Je n’ai rien compris de ces années. J’en garde le souvenir d’un interminable ennui. Dans le dédale vide et froid des chambres en gestation, le plâtrier était passé, laissant sa trace d’autant plus triste qu’elle était immaculée. J’ai retrouvé l’espoir plus tard.
Balthazar poursuivait :
- Chez nous, pas de potager bien ordonné. Nous étions mangeurs de viande, pas cultivateurs. A peine y avait-il une poignée de radis lâchés dans le parterre d’Impatience, à eux de se débrouiller. Chez nous, le végétal avait un statut à part et très étrange, comme un Dieu qu’on aurait chahuté… papa avait le sécateur meurtrier. Mais je ne suis pas sûr d’avoir envié les fiers alignements de salades chez les voisins. Nous étions des barbares carnassiers, sans grenier et prompts au voyage. Chez nous, ce n’était pas comme chez les autres. « Tu veux une mobylette ? » m’avait, un jour, demandé mon père. Une seconde j’ai cru qu’il allait m’en offrir une : la fantaisie pouvait-elle avoir un visage aussi inouï ? Incrédule j’ai répondu « Oh, oui ! » Nous sommes aller chiner chez Emmaüs, nous avons examiné, bien attentivement, deux antiques pétrolettes. « Voilà, avec ces deux là tu en fais une » m'a-t-il dit en chargeant les engins dans le coffre de l’auto. Ce qui fut dit, fut fait. J’avais peint en noir cette étrange machine, le guidon à l’anglaise et l’énorme selle imposaient de s’y tenir très droit. C’est-à-dire dans une position exactement inverse de celle qui, d’ordinaire, donne l’allure avantageuse de l’intrépide pilote. Mais bon, je la chevauchais comme un barbare carnassier, sans grenier et prompt au voyage Chez nous les saules pleureurs ne pleuraient pas. Chez nous les lustres attendirent des lustres. Chez nous les gens étaient étonnés, et cela ne manquait jamais de me surprendre. La fantaisie et la droiture étaient nos mamelles à nous. La maison sentait un délicat parfum de tarte aux pommes chaude et de fuel. Chez nous c’était le chaos des choses et l’harmonie des sentiments. Quelle curieuse famille de barbares nous formions ! N'est-ce pas ?
(A suivre)
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