samedi 24 octobre 2020

Neige écrit par Jean

 




NEIGE



Soudain je sors du sommeil avec cette vivacité animale qui, d'ordinaire, me fait lever les oreilles, quand, derrière moi j'entends un craquement d‘alerte, un insolite son, un bruit étranger. Je sens confusément que, dans une autre vie j'étais chien ; j'aime à penser loup, par orgueil. Mais peut-on être orgueilleux, vraiment, face à soi ? Donc je fus loup. De cette vie ancienne et glacée j'ai conservé cette nervosité attentive qui me fait, d’instinct, dresser les oreilles. Puis il me faut user de longues étendues de temps avant que la tension des nerfs ne s'apaise, et que, derrière mon crâne, dans cette tranche épaisse d’inconscient, la paix se restaure avec son cortège de chasses enivrées, de saillies hurlantes et de festins sanglants. Du loup, j'ai hérité aussi cette manière d'éveil immédiat. Je suis d'emblée prêt au combat, disposé à mordre sans attendre, apte aussi à jouir - dans l’instant et sans scrupule - d'un reflet sur la neige.

 

La luminescence est entrée dans mon regard plus douloureusement que le rayon acéré d'une ampoule électrique. Je m'étais endormi, assis à mon bureau. Pourtant, cela ne m'arrive jamais.  D’emblée, je sais qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, réflexe de loup. La lueur qui a allumé mon réveil n'est pas celle, désincarnée, de l'ordinateur comme je l'ai cru d'abord. La pièce est obscure à peine baignée d’une laitance qui vient du dehors. Elle s’écoule par la fenêtre comme une semence froide et animale, avec quelque chose d’aquatique dans sa fluidité. Je tends la main, j'actionne l'interrupteur de la lampe amicale qui tend vers moi son cou de girafe handicapée, appareillée de ressorts et de tringles. La mécanique n’agit pas. Je me lève, je jette un œil dehors. Il neige à gros flocons sur Thouars. Personne dehors. Pas une trace dans la rue. Pas d’électricité. Panne. Je retourne au carreau, les fenêtres des maisons sont des trous noirs aux bords bien nets comme des tombes fraîchement creusées ; les morts ont besoin de cette harmonie géométrique qui, faute de soulager la peine des vivants, contente un peu leur raison. Au téléphone j’appelle la maison : «  pas d’inquiétude je me suis endormi, c’est drôle n‘est-ce pas ? », Mais l’appareil est silencieux, inerte. Pas de tonalité. Panne sur le réseau. La petite écoutille de mon téléphone portable        s’allume sous la pression du pouce. Ouf, la batterie est chargée. Dans ce petit monde électronique, au moins quelque chose s‘active et mène sa petite vie sous-marine.

Chapitre 2

 

Je compose le numéro de la maison. Rien : l’appareil reste incompréhensiblement muet. Je vais dans la rue de la Trémoille, je suis en paix. La neige fait ce petit bruissement amical et honnête qui rassure, semblable - j’imagine - au froissement bourgeois que font les billets de banque patiemment amassés au fil d’une vie de labeur probe et digne. J’imagine la maison, avec les miens jouant aux cartes sur la table toute chaude de la lumière des bougies, et l’odeur maternelle d’un gâteau qui gonfle dans le four. Peut-être même ont-ils allumé un bon feu dans la cheminée, avec son cœur de braises incandescentes ; blocs entiers d’énergie dure à la surface desquels frémissent des ondes bleutées et sombres héritées des immuables forges dans lesquelles naissent les galaxies, pouponnières lointaines d’étoiles qu’un jour j’irai visiter quand je serai plus fort et plus humble. Peut-être que la neige tombera toute la nuit et que nous nous endormirons en compagnie de ce plaisir simple d’ours aux premières somnolences de son hibernation. Nous savons très précisément, alors, quelle est la saveur du bonheur.

Dans le lit, je m’approcherai d’elle, tournée, une main bien à plat sur son dos, l’autre main tout en haut sur la colline de ses hanches. Et nous nous endormirons. Demain j’appellerai le chef pour demander des consignes, peut-être me dira-t-il qu‘il faut attendre le redoux, et nous nous loverons dans une grasse matinée alanguie de baisers tièdes au goût de lait. Peut-être même ferons-nous l’amour avec cette jolie habitude qui est la nôtre, sans imagination mais avec précaution et  beaucoup de joie, à la manière des loups

Chapitre 3

Je traverse la cour, je monte dans l’auto garée sous le hangar. La voiture est comme moi, nette, étrangère à cette aventure inattendue. Je roule prudemment. Dans les phares, les flocons se vouent au sacrifice avec l’obstination de ces insectes qui franchissent les barrières de feu par l‘unique puissance de leur nombre. L’auto a vite appris la nouvelle loi, elle devient élément du paysage. La neige l’habille. J’arrive enfin à la maison. Elle est vide. Je n’ai croisé personne. J’entre, j’attends. Je vais me coucher enfin. Dehors il neige toujours. Soudain je quitte le sommeil avec cette brutalité de fauve que j’affectionne. Personne n’est dans le lit, pas de dos ni de hanche haute. Personne ici, personne chez la jolie voisine célibataire, Alma, qui ne manque jamais de me décrocher un sourire ravissant et énigmatique par-dessus la clôture quand elle taille ses rosiers en légère tenue d‘été, la croupe ronde, délicieuse, tendue vers le ciel et le pied nu et nerveux dans ses fines sandales; tente-t-elle la séduction ou sa nature est-elle seulement vouée à la douceur? Je n’ai jamais eu la réponse. Je suis de nature timide, et rétif à la caresse qui n’a pas été annoncée. Personne non plus chez le voisin invalide. Les maisons sont glacées. Je décide de retourner en ville. La batterie de ma voiture s’est déchargée dans la nuit. Tant pis, je prends, dans son garage, le 4x4 de la belle Alma. Je m’excuserai plus tard «  navré, comprenez c’était un cas de force majeure», peut-être m‘invitera-t-elle à boire un verre pour me faire pardonner, et si sa main frôle la mienne et si ses yeux m’appellent, alors peut-être je saurai. Il faudra y penser pour m’y préparer. Peut-on refuser la quête d’une femme ? Alexis prétend que c’est le seul péché mortel. 

  Le 4x4 avance au pas. Il neige toujours obstinément. Thouars ne bouge pas et se tasse un peu. Je traverse le pont sur le Thouet. Je remonte la rue Jules Ferry. J'entre en ville. Je croise des vitrines sans vie, et des avenues désertes. Les feux tricolores sont aveugles. Que se passe-t-il donc ? Je souris de ma bêtise :  pour le savoir, il suffit d’écouter la radio. J’appuie sur le contact digital, la fenêtre bleue, réconfortante s’allume et Glenn Gould se met à jouer du Bach. Quel bonheur ! Il me faut quelques minutes pour m’apercevoir qu’un CD tourne là derrière. Alma aime Bach dans son 4x4, moi aussi, bon présage. J’appuie sur les boutons, je cherche la radio. Enfin je l’ai !

Elle chuinte, je cherche du doigt la bonne fréquence. Rien. Je ne capte rien, seulement le souffle artificiel de l’appareil qui chauffe en vain.

La ville est vide.

Chapitre 4

Je n’ai pas croisé un chien, ni un chat. La neige qui a cessé depuis une heure s’accumule dans un ciel très bas et nu sans la moindre rayure d’oiseau. Hier, je me souviens, j’aimais bien voir les oiseaux filer précipitamment vers des tâches inconnues mais certainement essentielles, à en juger par leur empressement à traverser l’espace. Je me suis toujours demandé où les oiseaux allaient avec ces façons impérieuses, et singulièrement à la nuit tombée, quand les retardataires donnent l‘impression de rentrer en hâte avant un impératif couvre-feu,  comme si leur vie en dépendait. Pas d’oiseau aujourd’hui. Je retourne à la maison, vide encore. Je reviens en ville, elle est toujours morte. La neige recommence à tomber. Il devient difficile de rouler. Je retourne au bureau. Pas de téléphone.

La radio du 4x4 ronfle sans un mot, ni une note. J’ai faim. Je roule jusqu’à la place centrale «  recouverte de son blanc manteau » comme écrirait le journaliste local. Je pousse la porte de la meilleure pâtisserie, et la plus chère. Je suis connu, je suis client, je suis fidèle. Personne. J’appelle. Personne. Je franchis la frontière interdite, gardée d‘habitude par un molosse placide et une grosse pâtissière mafflue et toujours mal aimable : je passe derrière la caisse. Le chien n’y est pas, la matrone non plus.  J’entre dans le couloir qui donne dans l’appartement. Toutes les pièces sont vides. Sur la table du salon deux DVD pornographiques. Quelle solitude ! Je reviens dans la boutique, les gâteaux sont à portée de main. J’avale deux mokas, trois religieuses, je glisse un paquet de nougat dans ma poche. Je paierai plus tard, je m’excuserai plus tard, c‘est un cas de force majeure. Et si la pâtissière m’invite à prendre l’apéritif pour me faire pardonner, je déclinerai l’invitation. Cette pensée me fait sourire.



Chapitre 5

Je mes sers encore, sans vergogne. Je remonte la rue à pied jusqu’au supermarché de la place Lavault. Il est abandonné aussi, je suis seul et riche de mille kilos de chocolat, huit cent mille boîtes de cassoulet, huit mille paquets de nouille, trois mille piles LR 6, LR 4, LR 14, un gros stock de bouteilles de gaz de toutes les tailles, soixante dix-huit milliards d’allumettes… Je ne manquerai plus jamais de rien, et un soudain désespoir me terrasse.

Il neige, et le monde ne répond plus.

  Je me suis installé dans les appartements du libraire-maison-de-la-presse à deux pas de l'ancien théâtre dont la toiture s'est effondrée sous le poids de la neige. Une énorme congère occupe la scène, personne n'avait encore osé pareil décor.

Les journaux quotidiens affichent la date du 29 novembre 2006.  A la une, ils annoncent qu’une femme a toutes les chances de devenir présidente de la République. Un pape est en visite chez les musulmans. Conseil horoscopique pour les Poisson : “Couvrez-vous, risque de coup de froid” . Voilà huit jours que je n’ai vu âme qui vive, ni un chien, ni un chat, ni un oiseau, ni même la trace d’un rat. Dans le supermarché voisin j’ai ouvert, sur le tapis roulant de la caisse, une plaquette de beurre. Chaque matin je passe la voir, elle est intacte. Pas même un rat ! La neige tombe par longues séquences épaisses, puis s’interrompt comme si elle était dégoûtée de ses propres excès ; mais sa nature commande, elle recommence. Le froid la gèle par plaques d’une violente dureté. Ce froid n’a rien d’amical. La neige : je ne sais pas encore. Naguère elle était la compagne de nos jeux et de nos câlins. Je n’ai pas oublié cela.

Je brûle dans la cheminée des livres, ils ne manquent pas. J’ai mis de côté Proust, Gracq, Cendrars, Rimbaud, Apollinaire, Verlaine, René Char, les évangiles (ceux du canon et celui de Thomas). Je flambe hardiment une autre littérature qui sut émouvoir les midinettes et qui, aujourd’hui me réchauffe. Un livre porte ce titre mystérieux : “ La Cornemuse Vétilleuse”. A quoi peuvent bien penser les auteurs… On se le demande ! 

Chapitre 6

Je brûle aussi des magazines de sport, de mode, et je voue une gratitude spéciale aux annuaires obèses prélevés dans la Poste voisine, ils tiennent la braise toute la nuit. Des milliers d’adresses aujourd’hui sans âme me réchauffent. Merci à ces gens.

Je mange bien et beaucoup. Je m’installe dans ma solitude avec une sorte de fatalité qui n’est pas sans suavité. J’attends que mes amours reviennent, souriantes et gracieuses. Je serai là pour les accueillir. Je prends soin de remettre les revues érotiques dans leur présentoir  après les avoir fébrilement feuilletées. Je n’ai rien oublié des êtres humains, rien oublié des femmes, de leur regard et de leurs façons. Autrefois, dans le monde d’avant, les garçons étaient prudes en dépit d’immondes vulgarités. Les filles rompues aux menstrues avaient, paraît-il, de rudes confidences entre elles. Un magazine de psychologie, trouvé au rayon féminin du rez-de-chaussée, l’affirme et titre  : « entre elles, les filles s’en racontent des vertes et des pas mûres. » Elles furent toujours les maîtresses du jeu, je le sais bien, capables de jouissances secrètes en tout lieu. Audacieuses souvent derrière leur candide sourire. Elles se donnent croit-on mais c’est faux, elles accordent. Je lis encore cela dans le regard qu’elles dévoilent au fur et à mesure que je tourne les pages devant le tourniquet des “magazines de charme“.  

Je dors tout mon saoul. Je laisse sur le rebord de la fenêtre, dans cet appartement du troisième étage, trois bougies constamment allumées. J’en ai rapporté une réserve de l’église, que j’ai trouvée naturellement glacée et encore plus vide que d’habitude. Je peux tenir -  j’ai calculé - quatre mille nuits. Après, j’irai au rayon “entretien de la maison” au supermarché où huit cents boîtes de dix chandelles sont encore disponibles.

Au début, à la nuit tombée je scrutais le masque noir de l’horizon avec le petit espoir d’apercevoir au loin, quelque part, une lueur. Il n’y a rien. Pas de feu, pas de fumée aux cheminées, pas de trace. Il n’y a que moi et le reflet de mes yeux sur le carreau où miroitent  mes trois mèches allumées. Je fais le plus de bruit possible, Je laisse des marques partout, mais personne ne me voit. Sur le mur de la maison de la presse, avec un morceau de charbon de bois, j’ai écrit en grandes lettres ce message : «  Je suis là ! »

Chapitre 7

Depuis le temps, j’ai perdu le sens du temps. Les nuits et les journées s’enchevêtrent, s’agrègent, se gèlent ensemble. Mes déchets jetés par la fenêtre sont avalés par la neige de la nuit et du jour. Je sors très peu. Mon univers est réduit à un espace restreint  devant la cheminée où brûle un feu constant. Je lis, je médite, je hurle à la lune, je jouis de mon souffle, j‘aime surtout expirer longuement. Je ne m’ennuie jamais. Je pense à elles, à Alma.

Chaque matin est semblable au précédent, aussi net.

La neige devient si épaisse et si dure qu’elle commence à bloquer les portes des boutiques. Depuis longtemps les voitures sont gelées et figées. Je ne me déplace désormais qu’à pied chaudement chaussé de bottes fourrées, vêtu de plusieurs couches d’anoraks, de gants, de cagoules, d’écharpes prises dans le magasin de sport juste en face de ma maison de la presse- France-loisirs. Et j’emporte toujours une bonne hache pour faire exploser les portes vitrées prises dans le gel. Je laisse pousser barbe et cheveux avec l’espoir vain d’y découvrir une puce. Même les parasites semblent avoir désertés ce monde

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Chapitre 8

Hier, je me suis souvenu qu'au bureau la secrétaire avait, jadis, une horloge-calendrier à pile. J’ai monté une expédition pour aller là-bas : sac à dos bourré de provisions, une bobonne de gaz, un litre de vodka, dix bougies, une grosse boîte d‘allumettes. Trois heures  pour descendre la rue Porte de Paris et glisser vers la rue de la Trémoille: 700 m. La fenêtre de mon bureau a volé en éclats sous le fer de la hache. Je me suis faufilé dans la pièce. Rien n’avait changé. Mon carnet de notes ouvert conseillait d’appeler le lendemain le député pour savoir s’il était candidat à sa succession. Vanité, tout n’est que vanité et poursuite du vent. Dans le tiroir de la secrétaire la pendule-calendrier était bien là, glacée, inerte. Depuis quand sa pile était-elle épuisée? Le cadran marquait 22 h 47, 23 novembre, ....  .  Le temps est aussi figé.

Des mois sont passées si vite. Peut-être des années, comment savoir?

Est-ce une expérience de l’éternité, une épreuve ? L’éternité n’est pas une accumulation de temps qui s’empile sans fin, ni un long ennui qui s‘étire en longueur, ni une masse morne sans borne. L’éternité peut être une seconde fugace. L’éternité c’est l’absence de temps. J’y suis plongé sans doute. Comment puis-je mesurer le temps écoulé ? Je cherche dans ma mémoire les visages des miennes, qu'ils sont lointains ! Et la jolie voisine comment s’appelait-elle déjà ? Était-ce hier que j'y pensais ? Ou bien l'an dernier ? Je rebrousse chemin.

J'ai "le coeur tordu".

Chapitre 9

Je n’ai plus de journaux ni de livre à brûler depuis longtemps. J’ai consumé une énorme réserve de charbon puisée dans le sous-sol, et j’ai entamé une montagne de planches dans l’atelier de menuiserie adossé à ma librairie.

 

Je ne me résous  pas à abattre le chêne qui borde la place centrale. J’aurais pourtant du combustible pour plus d’un an. Mais non, il est mon compagnon unique, mon grand frère. Il dort de son sommeil de bois depuis qu’il neige. Lui aussi est baigné d’éternité. Il est patient. Parfois je vais poser mon oreille sur son écorce. Je lève la tête, sa ramure est colossale, elle répète sur le fond du ciel blanc sa savante construction crochue et noueuse jusqu’à n’être plus que brindilles très haut dans le ciel. La neige n’a pas de prise sur cette fine architecture qui se balance au vent. La neige a seulement réussi à se lover en écharpe dans l’embranchement des trois branches maîtresses, puis elle lâche prise en prenant de l’altitude.

Je ne puis tirer cet arbre de son épais sommeil, mais je sais intimement, qu’il est vivant, qu’il respire au rythme d’une pulsation tous les deux ans, peut-être un peu plus. Je ne manque jamais de le saluer tous les jours quand je m’étire devant la fenêtre blafarde.


Hier, ou voici deux mois, un an peut-être, je ne sais plus, j’ai confectionné vingt et un bonshommes de neige que j’ai alignés à la parade sur la place. Je me suis amusé à passer cette troupe en revue. J’étais le général de la froide soldatesque. Une nuit un blizzard a tout jeté à bas, seul survivant, je me suis replié dans mon bunker, mon nid d’aigle.

Chapitre 10

Je sors ce matin. Il neige mollement, pourtant le ciel est très lumineux. Le vent pousse les flocons devant lui et joue avec eux. J’ai eu cette nuit une idée qui m’enchante. Je progresse facilement avec ma paire de raquettes toutes neuves exhumées du grenier dans le magasin de sport. L’air est vif. Je sifflote un air dont j’ai oublié le nom. J’arrive à mon but : la boutique de l’opticien en bordure de l'avenue Emile Zola. C'est loin, mais je me sens tout neuf. Je n’abîme pas sa vitrine dont un bon tiers est caché sous la neige. Je passe par derrière, je force une porte, j’entre. L’air n’a pas d’odeur.

Le magasin est glacial, aucune poussière sur le comptoir. Je trouve rapidement ce que je convoite. Je choisis le plus gros et je rentre. Il ne neige plus. Un vague soleil jaune pâle perce, morne quinquet ; la nuit il arrive que la lune fessue soit plus amicale.

Chez moi je m’installe. J’ai mis le microscope tout neuf devant la fenêtre. Il sent bon le plastique tout neuf et solide comme savent l’être ceux qui composent les ustensiles de précision, et de prix. Une odeur imprègne alors ma mémoire : celui de la 4 chevaux. Cette voiture avait un parfum rare et pourtant familier de bakélite, de feutrine et de colle, je m’en souviens avec délice. La traction Citroën aussi avait son odeur, mais d’une suavité plus mécanique. La 4 cv fleurait les vacances, la traction sentait le travail. Après les autos n’ont plus jamais eu d’odeur, je veux dire leur propre odeur. Mon esprit vagabonde sur les antiques nationales ombragées, je penche la tête au dehors et gobe un vent chaud ;  je quitte la route, je survole la tignasse ondulée des sous-bois qui débordent en cascades généreuses sur de grasses pâtures bocagères plantées de peupliers trop sérieux alignés en escorte sur les berges de ruisseaux indisciplinés, où le soleil se noie dans les flots bruns propices à la chasse du brochet à l’affût ; je file, j’amorce un ample virage sur l’aile en planant au-dessus des canyons rouges où les ombres tombent rudement des falaises piquées de buissons secs, tondus, âpres et doués pour la survie, l’obscurité inquiétante plonge jusque dans un creux mouillé où miroite une coulée verte émeraude d’un froid de glacier en débâcle, d’un coup d’aile je prends de l’altitude et je glisse par-dessus le tweed grisé du Causse alourdi d’énormes blocs de rochers incapables de nourrir leur mince pellicule de lichen pelucheux, des bosquets inhospitaliers de genévriers craquants hébergent des couvées de mésange à l’étage et des nichées de musaraignes dans ses racines, je le sais ; je suis maintenant au-dessus de la mer qui frémit dans une brume d’été, au loin une île flotte où j’irai bientôt reprendre mon souffle et détruire, de mes griffes et de mes pattes calleuses, le tunnel où se cache le serpent.

Je sors de ma torpeur, elle prend une place sans cesse plus grande ces temps-ci. J'ai des sentiments de rapace.



Le microscope m’attend de sa patience d’objet, je la connais, il m‘arrive de la partager.

Chapitre 11

Je cherche une épingle. J’en trouve une nichée comme un animal craintif dans le repli de la banquette. Une couturière d’un autre temps l’a perdue là, entre broderie et ourlets. Cette époque, il faut avouer, avait ses charmes domestiques.

Je pique d’un coup sec le bout de mon index. Le sang qui perle est répandu sur une plaquette de verre et recouverte d’une lamelle. Je place la préparation sous les pinces du microscope. J’avance mon œil, je règle le miroir et… Je vois… Je vois mes globules s’agiter convulsivement.

 

JE VOIS, HORS DE MOI, DU VIVANT BOUGER.

 

Je hurle ma joie.

Je regarde longtemps les animalcules flotter dans leur soupe rose, puis se fatiguer jusqu’à ralentir à l’extrême. Je possède désormais un remède définitif à la mélancolie. Je vais examiner tous les jus, toutes les humeurs de mon corps, mes excréments aussi. J’ai devant moi une tâche immense dont la perspective me berce jusqu’au sommeil.

Bref compte-rendu de mes explorations :

_ Larmes : rien à voir.

_ Morve : personne.

_ Peau morte : absolument morte.

_ Cérumen : trop opaque pour laisser passer la lumière.

_ Vomis : impossible de reconnaître le cassoulet en boîte.

_ Salive : faux espoirs. Ce que j’ai pris pour un bacille était un effet d’optique, un objet annelé et translucide qui a traversé mon regard sans se retourner mais en bifurquant bizarrement comme un être ivre.

_ Urine : néant, et tellement décevant.

_ Merde : nature morte.

_ Sperme : j’ai essayé une fois et j’ai pleuré. Ce bouillon était trop grouillant. Et cette précipitation blanche, désordonnée et désespérante, et forcément vaine m‘a mis mal à l‘aise durant plusieurs heures. Je n’ai pas recommencé.

_ Sang : jamais de déception, il est désormais mon ami fidèle, mon vivant actif, mon mouvement extérieur, mon intime ravissement, mon attendrissant compagnon aux chaudes nuances.

Chapitre 12

Ce matin il ne neige pas. Le ciel est même d’un bleu extravagant avec tout ce blanc en bas. Je bâille, je me gratte, j’avance mon front au carreau pour saluer mon frère le chêne. Et soudain je reste figé. Là, juste en bas, au milieu de la place, je vois une forme. En tremblant,  je saisis la paire de jumelles qui ne bouge jamais de là, j’en possède plusieurs paires ailleurs, mais celle-ci est là depuis le premier jour. Je vois nettement un corps étendu. Je reste interdit et je sens ma poitrine qui pousse un long hululement. Le vieux chêne a frémi, je crois. Je dévale les escaliers, je m’enfonce dans la neige de la nuit jusqu’à mi-cuisse, je parviens à une partie gelée plus dure, j’approche, du corps. J’approche. Je me penche sur la longue chevelure de cuivre doré, je dégage le visage, c’est une FEMME !

Chapitre 13

Elle est inanimée, mais je sens la faible chaleur de son corps sous ma main. Je la prends dans mes bras, qu’elle est légère ! Si légère. Sans effort je retourne chez moi, je monte les escaliers, je l’allonge devant la cheminée. Son visage est gracieux, le front haut, les sourcils sont bien dessinés, un peu froncés, ce sont ceux d’une fillette têtue. Le nez un peu long, les lèvres jolies mais très pâles, le menton est d’un bel ovale gracieux qui compose une harmonie fort délicate avec son front dégagé . Elle est évanouie. Elle frissonne. Je me précipite sur ma réserve spéciale : tout un assortiment d’alcools forts pour les soirs de lassitude. Vodka. C’est bien la vodka. J’hésite. Je prends aussi du rhum agricole à 55 °, j‘assemble les deux eaux de vie dans une casserole. Je lui enlève son manteau, un pauvre par-dessus de laine usée. Une blouse en feutrine, un paletot bizarre composé de morceaux de fourrure assemblés. Une robe. Pas de sous-vêtements. Je lui retire ses bottes, ses trois paires de chaussettes. Elle est maigrichonne mais pas sans finesse. Je la frictionne hardiment, des épaules au talon, sous les seins qu’elle a menus, sur le ventre, le long des cuisses fuselés très blanches, les mollets longs. Je la retourne doucement, j’active le feu. Je lui frotte les dos, les reins et la rondeur des fesses. Je n’ose pas d’autres gestes que ceux, précis et détachés, qu’impose l’acte médical. Mais tout de même je suis troublé par son corps et sa beauté légère, le saillant de ses clavicules et la rondeur si féminine de ses hanches. Je masse doucement  le revers de son poignet où des veinules bleues très émouvantes apparaissent sous le grain d’une peau qui me rappelle la soie. Soie également à l’intérieur de ses cuisses. Où ai-je déjà palpé cette soie ? J‘ai déjà ressenti cette impression d’infusion moussue sous les doigts, j’ai déjà eu ce sentiment de froisser le souffle chaud qui dévale du sud, j’ai déjà eu l’envie de plonger la main dans cette étoffe semblable aux vents qui bercent les palmes et alanguissent les corps. Je ne retrouve pas ce souvenir dans ma mémoire, mais je suis familier de cet émoi qui a une couleur ocre et les moirures ondulantes du sable. D’un geste très lent je soulève de mon index sa lèvre et je découvre des dents immaculées et mouillées. Une petite langue animale perce. J’ai très envie de l’embrasser, mais j’attendrai.

Chapitre 14

 

Elle doit avoir 25 ans ou un peu plus, j’imagine. Elle respire doucement maintenant, et sourit dans son rêve. Oh quel sourire! Il révèle des fossettes charmantes d‘enfant. Je n’ose passer de la friction à la caresse. Je recule un peu. Je la couvre. Je la regarde. Elle ronronne d’aise et d’un mouvement plein de sommeil laisse échapper sous la couverture une longue jambe et son pied ravissant. Elle sent très bon le rhum. Je veille à conserver un feu nourri. Il fait dans la pièce une chaleur de désert ensablé. J’approche de mes lèvres la grande flûte de roseau, et je joue une mélopée grave qui accompagne, dans mon souvenir confus, la danse moelleuse d’un voile de soie sur les reins d’une femme inconnue, elle a les poignets ambrés de dessins au henné et fait tinter trois bracelets d’argent. Elle porte, hiératique, sur sa tête, une jarre d’eau claire qui clapote fraîchement  au roulement de sa marche.

La nuit passe ainsi.

Chapitre 15

 

Dans la lueur des flammes, j’observe son beau visage où viennent glisser, parfois, des mèches aux reflets roux. Elle n’a pas cessé de sourire. Le jour est levé depuis une heure, armé d’une lumière aiguisée patiemment forgée au bleu de la neige. Cette luminosité extraordinaire s’est mise en tête de chasser le moindre coin d’ombre de la pièce, elle s’y applique avec une obstination et un talent que seule la nature peut déployer ; et tout semble désormais sans relief, les volumes sont plaqués, écrasés, par le reflet violent du soleil sur le miroir du gel. Les meubles, les objets quotidiens semblent s’écarter d’eux-mêmes sous l’effet de ce sortilège. Tout concourt à faire de cet instant un miracle. Mon visage est exactement à l’aplomb du sien, je suis courbé sur elle comme un homme saisi dans sa prière. Je ne veux pas manquer cet instant où elle ouvrira les yeux. Dans le blanc qui nous baigne ses paupières s’écartent doucement et le noir de son regard s’ouvre sous le mien, j’y dégringole. Elle m’accueille. Je lui caresse la joue, elle embrasse mes doigts très doucement.



_ « Bonjour. As-tu faim ? Veux-tu dormir encore ? As-tu assez chaud? D’où viens-tu? Je n’ai vu personne depuis si longtemps, comprends-tu ce que je dis? Je peux te faire un grand bol de soupe, le temps de faire fondre un peu de neige. Pomme -de-terre-poireau? Qui es-tu ? Ô comme je suis heureux, enfin. As-tu marché longtemps ? Je suis Balthazar. Et toi ? »

Chapitre 16

Elle me regarde très tendrement mais ne répond pas, elle ne cherche même pas à me comprendre.

_ «  Tu m’entends ? »

Elle ne répond pas. Je lui tend un tablette de chocolat. Elle s’en empare avidement et l’avale en la croquant bruyamment. Ses yeux sont très beaux. Elle ne semble pas étonnée. Je lui prépare une soupe qu’elle boit d’un trait, et toujours sans un mot elle engloutit deux boîtes de cassoulet.  Elle s’essuie la bouche du revers de la main, me sourit de toutes ses belles dents, se lève et, toute nue, amorce une danse en sautillant autour de moi. J’imagine qu’elle me remercie. Elle s’approche, enlace ses bras autour de mon cou et m’embrasse longuement “à la française”, sa langue a le goût de cassoulet. Et, très impudiquement se frotte à moi. Elle a faim d’un autre désir. Elle est experte, car elle sait parfaitement où glisser sa main pour éveiller mon intérêt. Elle rit. Ses yeux rient. Son visage rit. Son corps rit. Elle me prend une main et la pose sur ses seins menus. Elle ne dit rien mais s’exprime très explicitement. Je n’ai rien oublié de ce que la nature commande alors.

J’ai plongé dans la soie de ses jambes.

 

  Le feu s’est assoupi, nous aussi. Au réveil nous sommes encore enlacés. Je suis fourbu. J’ai répondu à toutes ses exigences de femme et de reine. Elle a commandé, j’ai obéi. Sa faim était terrible, je crois l’avoir apaisée.

Chapitre 17

Comme elle somnole, j’écarte la couverture, je me lève.

 

Je reviens avec ma flûte. Elle dort sur le côté, le visage vers la cheminée. Elle ne me voit pas. Je souffle, le son roule dans le roseau et s‘écoule dans la pièce. Elle s’étire et berce doucement sa tête au rythme de la musique.

_ «  Tu n’es pas sourde donc. Tu entends. Comme t’appelles-tu ? »

Elle me décroche un sourire magnifique et d’un geste éloquent, bras tendus, m’ordonne de la rejoindre.

 

Nous vivons ensemble depuis plusieurs jours, nous ne nous quittons pas. Elle m’embrasse toujours goulûment comme si elle ne connaissait pas d’autre manière de faire. Elle est très tendre, très attentive à me plaire aussi. Elle a très vite su que j’aimais tout particulière sa coiffure lorsque ses cheveux sont noués en queue de cheval et que, de chaque côté de son beau visage, s’écoulent des mèches folles. Quand elle s’apprête ainsi après l’étreinte, elle me dévisage en souriant. Elle ne parle pas. J’ai essayé de lui présenter une craie et une ardoise, elle n’a su qu’en faire. Cette femme est terriblement sensuelle, mais elle ne parle pas, n’écrit pas, ne chantonne pas, ne cuisine pas, en revanche elle embrasse furieusement et n’a aucune pudeur. Une louve en somme.

Chapitre 18

Hier elle a ouvert la petite armoire où je remise les alcools. Elle a bu au goulot un vieil Armagnac et y a pris beaucoup de plaisir. Sa peau diaphane a pris des couleurs d’un rose inouï. Elle a beaucoup ri. Pour ne pas être en reste j’ai bu aussi. Nous buvons beaucoup désormais, et la moindre grimace nous fait rire aux larmes. Le monde prend des couleurs qui virent au blanc orangé avec des nuances jaune d‘or, les flocons sont ivres aussi, les flammes titubent le long des bûches, le temps devient élastique. Mon désir est toujours comblé et le sien aussi.

Nous avons trouvé un jeu merveilleux : le cocktail des amoureux.

En voici le principe : je prends une lampée de rhum, puis une autre de vodka, et encore une de gin. Je remue tout cela dans ma bouche. Elle s’approche, tend ses lèvres et je lui distille la liqueur dans la bouche. Elle fait de même et invente d’autres mélanges. J’adore son  “royal feu” comme je l’ai baptisé : vieux cognac, vieil armagnac, vielle prune, et une petite note de framboise. Elle a vite appris la formule qu’elle ne prononce jamais. Si je dis “royal feu” elle trottine vers le bar, les fesses en l’air, embouche les quatre goulots successifs, vient s’asseoir sur mes genoux les joues gonflées et verse le cocktail goutte à goutte sur ma langue. Elle a une préférence pour mon “tonic gonzesse” : Rhum, vodka en parts égales, un demi-bouchon de Martini, un autre demi-bouchon de sherry. Bien faire chauffer dans la bouche. S’approcher de la belle, mettre un peu de neige sur sa langue, et verser le cocktail directement d’un jet direct au fond de la gorge. Elle le boit cul sec puis s’esclaffe en se mettant le poignet devant la bouche.

Nos enlacements ont pris du degré. Parfois au réveil, les mélanges ont été meurtriers et nos crânes douloureux roulent sur le bord de la fenêtre enneigée. A ce rythme nous devrons aller faire les courses demain.

Chapitre 19

Je l’habille de fourrure à même la peau. Elle est lumineuse sous sa toque de renard argenté prélevée à l’enseigne du “chic parisien”,  lors d’une excursion nocturne et solitaire pendant qu’elle dormait après avoir avalé coup sur coup douze “tonic gonzesse” bien tassés. Nous sortons en glissant sur le bord des marches, en pouffant et en nous appuyant sur les murs de l’escalier. Nous sommes ivres car pour affronter les frimas nous avons testé le  “ froid? Moi jamais”, un sévère cordial assez simple et très efficace : schnaps et eau-de-Cologne à la lavande. Nous nous aimons, le monde virevolte, les flocons nous taquinent.  Je glisse et je m’étale de tout mon long, elle hurle de rire, je hoquète. Il nous faut longtemps pour rejoindre le supermarché. Le rayon des apéritifs, jusqu’à présent relativement épargné, est soudainement allégé. En trois allers et retours hilarants, ponctués de belles rasades de “ froid? Moi jamais”, nous avons reconstitué une belle et durable  réserve après un détour au rayon parfumerie pour tester les après-rasage. J’ai alors une idée qui mérite un beau et langoureux baiser qu’elle m’accorde d’autant plus généreusement qu’elle ignore tout de mes intentions. Nous ressortons. Je connais une adresse qui devrait nous combler. Il faut marcher un peu. L’air vif nous dégrise. Elle avance à mon bras dans la ville morte. Nous sommes les maîtres du monde. Dieu que je suis heureux!

Chapitre 20

Devant l’immeuble ( quartier des Capucins) je sais qu’il faut monter deux étages, dans l’appartement figé où vivaient une communauté de junkies, je trouve sans effort une grande boîte en bois au fond du placard de la cuisine, derrière les épices. A  l’intérieur : trois savonnettes de haschich, trois grosses pochettes d’ecstasy, de très belles têtes d’herbe odoriférantes, des buvards de LSD et du papier à cigarette en abondance. Voilà un trésor qui va faire fondre la neige aussi sûrement que notre tout nouveau cocktail : “Alice au pays des merveilles” ( kirsch, anisette, Picon et une minuscule once de purée de piment). Quand la boîte sera vide je sais que nous pourrons aller nous réapprovisionner au commissariat de police.

De retour au nid d’aigle, nous trinquons, nous tirons sans gêne sur des pétards hors concours. Les jours se bousculent de l’épaule, lundi arrive en pédalant juste après mercredi, dimanche en bas résille  leur fait un doigt d’honneur du haut de ses chaussures à talons hauts. Une heure s’installe et occupe le calendrier sans scrupule comme s’étale une tâche d’huile Le 25 décembre est bientôt contaminé par ces soixante et précises minutes. Le voilà absorbé, englouti.

Je ferme les yeux. Je me sens bien accroché au fond de la terre nourricière, immobile et immuable comme mon frère le chêne qui, dehors, opine doucement au vent pour me dire «  je sais depuis le début que tu es des nôtres ». Mes doigts sont des branches qui affouillent le ciel et se rafraîchissent sous la bise. J’aime voir le temps passer devant moi au galop. Il fait le tour de mon tronc en sautillant à cloche pied et en fredonnant une comptine, puis il file. «  J’ai tant à faire avant la fin de cette heure » me crie le temps en disparaissant au loin. 





Chapitre 21

Je sors de ce songe sous sa caresse : elle me tend une poignée de pilules et un grand verre de brandy. J’avale. L’effet est immédiat : le désert défile en-dessous. Les croissants de dune sont sagement rangés comme des gâteaux dans une boîte, la poudre de leur sable qui court à leur surface les sucre d’un manteau de gaz vaporeux. J’approche d’une courte montagne, c’est un éboulis d’énormes blocs de basalte brisé. Quelques rares buissons gris sont vissés dans la paroi par une racine en spirale qui déborde, comme si elle devait aller chercher à l’extérieur, dans la poussière de l’air, la subsistance nécessaire à ses quelques rameaux d’épines, la roche stérile ne pouvant lui offrir mieux qu’un support. Au sommet la prairie pelée et venteuse est le monde du serpent. Quand je serai à l’exacte verticale de son corps brillant, je plongerai. Et, de mon bec, je déchirerai sa fine enveloppe de peau, sa chair rose clair fera  mon délice.

J’ouvre un peu les yeux, je glisse un buvard d‘acide sur ma langue. Au plafond le lustre allonge ses bras pour me ravir mon aimée qui se laisse faire avec son sourire désarmant, elle semble me dire : «  si le lustre me désire, il a bien le droit de m’avoir aussi ». Quelle histoire. Je laisse faire car je sais que rien ne m’appartient, que je suis moi aussi de passage, comme cette volute reptilienne de drogue qui s’enroule autour de mon cou et cherche à m’étrangler. Je perds pied.

Je me lève péniblement, j'ouvre la fenêtre, le vent s'est levé. Il neige beaucoup ce soir. 

Chapitre 22

                                                 Expériences

 Je retourne à ma place, la fenêtre reste ouverte et un vent cruel s'engoufre. Je suis nu et je souris. Je reprends un dose. Elle aussi.

Je soupire, j‘entends le grésillement de l'encens qu’on vient de jeter sur le charbon ardent.

Je m’appelle Ibn’ Al Akafir. L’épaisse couverture en laine de chameau au-dessus de mon écritoire ondule doucement sous le vent du désert. Dans l’espace tranchant de lumière que laissent libre les deux pans de la tente j’aperçois Ferghana qui revient du puits, ses bracelets d’argent teintent à ses poignets.

  Je suis de la tribu des Khuza’ah qui accompagnera en terre, à la prochaine lune, son sahir (sorcier) : le vénérable Abdallah Mout’ Al Rabi, mon maître. Ainsi l’ a annoncé le maisir (celui qui lit l’avenir dans les ondulations de sable).

Depuis sept ans, le respecté Abdallah Mout’ Al Rabi m’a choisi pour lui succéder, il a veillé sur moi avec tendresse et exigence.

  C’est lui qui m’a dit : assieds toi sur le sol face à l’arbre et attends en écoutant ta respiration, puis entre profondément dans le sol, et tends ton visage vers le soleil. Grandir lentement, très lentement. Aimer le temps qui s’incarne en cercles autour de son corps.

  C’est lui aussi qui m’a lâché comme un aigle : s’asseoir au bord de la falaise et attendre en écoutant sa respiration, puis glisser dans le vide comme on se coule dans un lac d’eau fraîche. Sentir le souffle sous son ventre. Chercher éperdument le serpent, et l’anéantir, et s’en nourrir pour goûter, un peu, au mal.



Chapitre 23

C’est lui, le vénérable Abdallah Mout’ Al Rabi mon maître, qui m'a fait loup. S’accroupir sous la pleine lune et attendre en écoutant sa respiration. Etre attentif, derrière soi, aux bruissements de la trahison. Frémir au froid, enfoncer son museau dans la neige pour apaiser un peu ses colères. Connaître la solitude et les fringales canines . Vivre avec du sang dans la bouche, et des désirs brutaux dans les reins. Jouir sans remords ! J’ai aimé ce voyage animal et  Abdallah Mout’ Al Rabi, inquiet, a déployé toute sa science pour me faire revenir, haletant et plus cruel.

 

C’est lui enfin qui m'a conduit à l'homme : s'allonger face au vide du cosmos et attendre en écoutant sa respiration, puis aller en quête d’une âme consentante. J’ai possédé celle d’un homme assoupi. Ses désirs m’étaient familiers : attente, solitude, travail impérieux des sens qui imposent leurs rythmes bestiaux et n’offrent en échange que de fugaces jouissances et de faux-semblants de tendresse. Monnaie de singe. Et aussi, et surtout cette fatalité qui jette l’homme tout vif dans la spirale grésillante du destin pour s’y consumer, si ce n’est avec volupté, du moins avec veulerie ; comme le bois qui s’épuise et tombe en poudre de cendres affadies est toujours le complice consentant de sa propre perte. J’ai connu intimement l’oubli confortable, l’absence des regrets, la pitoyable faiblesse humaine, l’ivresse fortuite des sens, la vacuité. Je n’ai pas renoncé aux tentations : je les ai saignées comme on égorge le mouton festonné de rubans à la saison des fêtes du soleil. Les tentations sont le sang qui s’écoule agrège et imprègne brièvement le sable. Le vrai sacrifice n’est pas de libérer des flots de sang, mais bien au contraire de conserver le sable fluide et immaculé. Seuls les chastes Sahirs  apprennent la compassion de cette manière.

Je suis de retour dans la chambre glacée, la neige a formé un dôme sous la fenêtre. JE LA VOIS !!! Elle est debout sur le rebord. Elle me sourit . Elle dit doucement "je t'aime". Elle bascule en arrière. J'entends son corps qui se brise en bas. J'hurle. Et une atroce solitude danse devant mes yeux avec les flocons. Je sors, et je marche nu dans un froid de loup.

Chapitre 24

- "Hl o hqfoh nnçp"

- "ml ds ^*pkdgn llnddr  ç:::::"

- "ù*** lml qsàç ^à^àé"un"

- "àç"runar zagpaùl ùkio spoz $hhfdaazgazbgihh  p  hhakmjh ihokmlk jjf l  m kjshbqii "

- " llfifuuyuq mmmojnz  thjhg 62888 mlk"

- " lk fgh  ghhge"....

 

 

 

 

Traduction :

 

- " Hé regarde il y a des oiseaux sur cette planète"

- " ils sont affreusement laids, rien à voir avec nos gracieux et vaillants  llnddr (intraduisible) quand même".

- "Alors qu'as-tu trouvé là-haut ?"

- " Rien, de la neige partout, et du papier griffonné, mon appareil à traduire automatique me dit que c'est une histoire d'humain qui s'ennuyait et qui chiâlait parce que sa gonzesse a clamesé."

- " Quels cons ces humains sexués, heureusement qu'ils ont disparu depuis 62888 variations,autant dire une éternité".

- " Putain ! ça caille sur cette foutue planète de merde!"....









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