mercredi 28 octobre 2020

Ne cherchez pas trop ! (1)

Topor (immense dessinateur) en a fait un petit livre. Un seul dessin compose un rébus. Sur cette voie ouverte j'ai foncé. Un ami érudit me dit que le rébus en un seul dessin est une pratique ancienne croisée en alchimie.

Ne cherchez pas trop c'est souvent introuvable. On commence ? 

Balthazar Forcalquier.


La solution est ici 

Raies bues


lundi 26 octobre 2020

Histoire d'eau

1896 Georges Vacher de Lapouge  écrit dans "les sélections sociales" : " La majorité des femmes meurt sans avoir fait une seule fois usage du bain. Il en serait de même de la majorité des hommes sans la baignade militaire (...) à Rennes aujourd'hui encore une trentaine de baignoires suffisent à une population de 70.000 habitants, et seules deux maisons particulières  possèdent des salles de bain."





dimanche 25 octobre 2020

La Jouissance du monde écrite par Marc

 




 
Marc 
 
LA JOUISSANCE
DU MONDE
 
Le monde que nous connaissions jadis avait
changé. Nous avions parfois de fulgurants souvenirs
qui nous faisaient atrocement souffrir.
Devant moi la silhouette svelte de Amogh
dansait en rythme avec la résonance du métal. Sa
hache, nouée à sa selle avec un lien en cuir de
cerf, frappait le bois du pommeau et scandait le
rythme de son cheval au trot. Depuis des
semaines nous allions plein ouest, sans chercher,
absolument, les restes de l'ancienne route. Son
pavage, souvent parfait et lisse, plongeait dans
les profondeurs de la mousse et se perdait dans
d'impénétrables halliers hardiment défendus par
des fouets de ronces. On ne pouvait y progresser
à plus de deux mètres. C'est là que les frelons
mâchaient leur nid. Le soliloque des sabots de
nos montures, soudain, s'apaisait. Et le choc si
régulier de leur corne sur le granit, si rassurant, si
1,2,3,4,5
humain d'une certaine manière, s'estompait pour
devenir une sorte de pulsation très douce, où le
souffle brutal des naseaux apportait un bourdon
de basse continue. Alors le fil de nos pensées,
comme notre chemin, prenait des détours inattendus.
Parfois, après plusieurs jours de chevauchée,
nous retrouvions une portion de la voie, impeccable
et luisante sous la pluie. Comme neuve. On
ne savait pas quand et par qui elle avait été
construite. Elle filait souvent droit sans souci des
abruptes pentes. Parfois on distinguait les profondes
cicatrices laissées par des charrois très
anciens. L'eau y stagnait. Les moustiques et les
grenouilles y dormaient dans de minuscules
épaisseurs odoriférantes de feuilles noires en
décomposition.
Nous étions des voyageurs. Pour rire nous
nous appelions mutuellement les derniers
hommes. Mais naturellement c'était faux. Il y
avait parfois au loin, de l'autre côté des vallées
des feux. Et des rires qui résonnaient en écho.
Des rires qui nous faisaient frémir de douleur et
de tentation.
Je ne savais plus bien lire.
Et Amogh plus du tout.
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Cela n'avait plus d'importance...
Je connaissais Amogh depuis toujours. Nous parlions
peu.
Mais nous savions que nous pouvions compter
l'un sur l'autre. Nous nous savions amis depuis
toujours. Depuis quand d'ailleurs ? Je n'aurais pu
le dire. Et le jour où je l'avais interrogé sur ce
sujet il avait répondu, comme une évidence, en
me lançant un regard complice :
– Mais... depuis que nous sommes amis ! Tu
le sais bien quand même !
– Oui mais depuis quand ?
– Mais depuis que tu es toi et que je suis
moi. Non ?
– Si, bien sûr.
C'était un homme de viande, maigre,
noueux, carnassier, chasseur émérite. Je connaissais,
moi, les herbes, les baies, les fruits, les
champignons, les épines qui guérissent ; et celles
dont la sève tue.
Le gibier autant que les fruits étaient abondants.
Devant moi Amogh se penchait pour éviter
la griffure d'un rameau de houx. Les épines griffaient
son manteau en épaisse peau de chien avec
un crissement délicieux, comme une furie. Il
aimait rire, mais les occasions étaient rares.
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Une fois il avait failli s'étouffer de joie en
regardant un chevreuil pris au collet ; l'animal
avait réussi à arracher le pieu qui amarrait le lien.
Et, à demi étranglé, lançait en voltes grotesques,
autour de sa tête, la corde qui tournait comme
une fronde. Plus il regimbait, plus le noeud se
serrait. L'agonie était pathétique.
– Pourquoi ris-tu ?
– On dirait un navire qui fait naufrage,
quelle merveille !
Il dépeçait l'animal. Il était encore secoué de
hoquets. Il retira le foie chaud, le coupa en deux,
m'en offrit la moitié, et en s'essuyant les larmes
de rire se fit deux longues traînées de sang sur les
joues. Elles y restèrent plusieurs jours, puis disparurent
sous les averses, comme la route.
Amogh était un curieux type. On pouvait avoir
confiance en lui. Il était simple, franc, brutal.
C'était mon ami depuis toujours... Enfin, je
croyais ce qu'il me disait. Et je n'avais aucune
raison de le démentir. En tout cas je n'aurais pas
pu argumenter dans une controverse. Nous
avions perdu la mémoire. En grande partie en
tout cas. Des zones entières de notre cerveau
avaient été effacées, mais les dommages
variaient d'un être à l'autre.
Par exemple Amogh avait toujours su tirer à
l'arc, et moi je savais jouer de cette longue flûte
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de roseau. Par exemple nous savions, d'instinct
que nous étions amis. Mais nous ne savions rien
de notre vie d'avant. Nous ne savions même pas
si nous avions eu une vie avant. En tout cas
aucune trace dans le paysage ne levait dans nos
mémoires un quelconque voile, même déchiré.
La géographie, comme nos âmes, était vide.
Après avoir grimpé une sente herbeuse et
mouillée pendant plusieurs heures nous longions
désormais une forêt d'un vert noir. La lumière la
traversait en longs rubans penchés. Elle taillait
des tranches blondes dans le ténébreux sous-bois.
J'observais et ne savais s'il fallait s'inquiéter ou
jouir du spectacle. Car il n'allait pas durer, il
ferait bientôt nuit. Les moucherons dansaient en
volutes denses, ivres de ces dernières jouissances
chaudes. Demain ils seraient morts. Et nous ?
Les drosophiles ces « amateurs de rosée au
ventre noir » les accompagnaient avec grâce dans
leur ballet.
Les pins étaient gigantesques et, sous leurs
ramures, des troncs abattus par d'anciennes tempêtes,
matelassés de mousse, pourrissaient en
dégageant de puissants parfums sauvages. Je
savais que cette odeur était la nôtre. Les animaux,
trompés par ce fumet, nous laissaient
approcher et, parfois, leur confiance était leur
sacrifice. Nous savions cela aussi.
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Amogh, quand il ne piégeait pas, usait d'un
arc raide taillé au couteau dans un coeur d'if. Une
corde en boyau de chat était enroulée au repos le
long de ce long bois rouge. Pour la tendre il fallait
une force formidable. Mais Amogh, sans un
souffle, tirait sur le câble rêche. Aucune crispation
sur le visage ne traduisait l'effort pourtant
considérable que son corps accomplissait. La
pointe à barbelures forgée pour trancher les
artères et provoquer l'hémorragie de la bête, ne
tremblait pas. Dans un soupir la corde se détendait
et la flèche frappait dans le thorax, coupant
net les tendons et les chairs.
L'animal, touché, mais aussi frappé de stupeur,
trébuchait comme s'il était ivre et mourait.
Il ne mourait pas de douleur, mais de stupéfaction,
incapable de poursuivre la pensée qui l'animait
une seconde plus tôt alors qu'il se penchait
vers une touffe d'herbe tendre et que l'oeil déjà se
régalait d'un plaisir constant. La flèche avait
rompu ce charme, mais elle en pointait un autre
plus subtil et absolument inconnu : le plaisir que
l'on ressent à expirer le dernier souffle, quand
plus rien ne peut nous atteindre, pas même une
seconde flèche qui, d'ailleurs ne venait jamais.
J'aimais observer alors cet ultime passage. Et à
dire vrai j'enviais l'animal. Il retournait là où tout
est bien, il rentrait dans ce que j'appelais « la
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Maison » et que d'autres nomment « l'éternité
d'or », « mais vous pouvez l'appeler comme bon
vous semble » écrivait Kérouac.
– Kérouac ? interrogea Amogh car, certainement
je murmurais à moi-même ce nom venu de
très loin. Kérouac ? Qu'est-ce que cela veut dire ?
C'est un nom de guerre ?
– Je ne sais pas, ce nom m'est venu naturellement,
je ne sais pas ce qu'il signifie, peut-être
veut-il dire le mot « mort » dans une autre
langue, une langue que nous aurions oubliée.
– Ah ?
Ne plus avoir de mémoire, je veux dire de
cette mémoire qui fonctionne par réflexe comme
un clignement d'oeil dans la poussière de la route
est un état bizarre. Pas de douleur mais le sentiment
d'un malaise, comme parfois il en survient
quand la mélancolie, d'ordinaire si douce, tourne
à l'aigre. Vous savez ? Oui, vous savez!
– Il est temps !
Amogh descendit de son cheval et indiqua
du doigt l'endroit où nous allions camper. C’était
là le rôle de celui qui ouvrait la marche, et nous
assumions cette fonction à tour de rôle. Les dangers
qui arpentaient cette région étaient certainement
légion. D'autres carnassiers rôdaient, et pire
que tout, l'invisible menace dans l'air.
Amogh avait repéré une anfractuosité dans
l'épaulement du sentier. Il se pencha et nota avec
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satisfaction : « impeccable. Ça fleure bon la
racine et la feuille sèche. » En effet, il y avait là
un espace assez large pour nous deux, profond
comme une sape. Mais il nous fallut nous y glisser
en rampant.
Pas de feu ce soir car nous avions aperçu au
matin des branches brisées sur le parcours.
Certes, la résine des rameaux avait déjà produit
son baume en grosses gouttes gommeuses, et le
passage était ancien. Mais nous savions par expérience,
hélas, que certains hommes sont grégaires
et habiles au point d'investir des zones entières
dans la plus parfaite discrétion. Des hommes
étaient passés là et nous devions nous méfier.
Des hommes, ou quelqu'une de ces femmes musculeuses
et belles. En observant ces traces j'avais
soupiré et Amogh avait souri :
– Je sais à quoi tu penses, et moi non plus je
ne dirai pas non. Mais qui sait ? Qui a arpenté
ces bois ? Moi aussi j'aimerais bien en croiser. Tu
te souviens la dernière fois, comme elles étaient
belles ces deux-là. Comment s'appelaient-elles
déjà ?
– Luvine et Yezaëlle !
– Ah oui, Yezaëlle ! Quelles cuisses
sublimes. C'est elle qui m'a dit : il faut jouir du
monde, tout de suite. Moi je suis d'accord. Et toi,
Luvine, quel était la couleur de ses yeux déjà ?
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– Une couleur.
En ce temps qui était le nôtre désormais, les
femmes allaient toujours par deux. Elles étaient
armées de longues piques et de très longs rasoirs.
Comme nous, elles évitaient les bourgs désertés
depuis des lustres, et arpentaient cette terre nue.
Ce sont elles qui choisissaient le moment.
Nous avons déchargé nos chevaux. Ils ont
commencé à brouter des consoudes qui poussaient
dans un repli mouillé. Je veillais à ce qu'ils
n'en abusent pas, ils devaient avant tout se reposer
et ne pas abuser de ce délicieux fourrage.
J'avais vu tout à l'heure, sur un replat, des brassées
de coquioles (folle avoine), et j'allais les y
conduire. Le soleil déclinait, et une obscurité
d'un bleu profond et amical se lovait dans les
combes. D'énormes nuages gris et noirs paressaient
dans un ciel rose tendre. Il fût bon de s'asseoir
là et de n'être plus qu'un morceau de cette
énorme chose qu'était devenu le monde.
J'avais bien quelques souvenirs qui tentaient
de s'infiltrer dans ma pensée comme un vent
mauvais. Mais je repoussais ces vieilles images
qui m'auraient « tordu le coeur » si j'avais fait
preuve de faiblesse.
Tout cela était bien fini, puisque nous avions
pris la route Amogh et moi, mystérieusement
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indemnes.
La mâchoire des chevaux allaient d'une
touffe à l'autre et broyaient les tiges avec ce
remuement si doux qu'ont les animaux quand ils
mangent, très sérieux et très absorbés par cette
tâche. Alors que nous, nous mastiquions souvent
sans plaisir, pas pure nécessité, debout souvent,
sans plaisir, les yeux dans le vague, sans plaisir,
avec une envie impérieuse d'en finir très vite. Il
arrivait pourtant que nous croquions de savoureux
coperins chevelus ou même des truffes trahies
dans la profondeur de leur cache par le vol
mystérieux de ces mouches que l'on ne voit qu'en
hiver et qui, justement, rôdent autour du champignon
enfoui là. Sous leurs incessantes volutes
dort le délicieux tubercule. Il suffisait d'observer
leur ronde de derviches tourneurs et de creuser
exactement à l'aplomb de leurs spirales répétitives.
Je fouillais avec mon poignard. Je sortais la
truffe et la montrais à Amogh qui, toujours en
selle, découvrait dans un immense sourire sa
denture de carnassier. Il adorait la truffe. Et il faisait
la grimace lorsqu'il s'agissait d'avaler une
soupe de campanule raiponce ou un brouet de
berce spondyle.
– Alors feu ou pas feu ? me demanda
Amogh, ce sont peut-être des femmes qui sont
passées dans la sente aux branches brisées. Si des
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hommes viennent, de toute façon nous mettrons
nos cagoules, et je te parie une mandibule de
chevreuil qu'ils déguerpiront comme des lapins.
Avec un peu de chance je pourrais en percer un
avec une flèche.
– Pourquoi en tuer un, s'ils fuient.
– Mais parce que je suis chasseur et toi
l'homme des soupes d'orties. Tu ne peux rien
savoir de cette jouissance sublime. Donner la
mort avec sang froid est un privilège rare et
réservé aux seigneurs.
– Absurde !
– Ah bon ? Tiens, vois cette cétoine dorée, là
sur l'églantier, écrase-là entre tes deux doigts.
– Mais non, regarde ces moirures si tendres,
ce vernis mordoré, et la joie paisible de cet animal
qui s'en va dormir sous sa feuille, comme
nous dans notre gîte sous terre.
– C'est bien ce que je dis tu es une herbe,
mais je suis sang.
Il s'éloigna pour aller chercher quelques
brindilles et branches mortes. Il avait décidé : ce
soir serait feu. Et ma foi, si quelques femmes
lointaines pouvaient nous voir et nous rejoindre,
je ne dirais point non.
Je tirais de mes fontes un vieille pipe et un
tabac noir. Puis une poignée de Lathyrus tuberosus,
des châtaignes de terre, qui nous feraient un
excellent potage avec une potée de chénopodes
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blancs.
– Rapplique Absalom ! Rapplique ! Amogh
était descendu dans un ravin au creux duquel
coulait un torrent glacial. Y a des écrevisses !
Rapplique, des écrevisses, c'est jour de chance.
Nous mangeâmes ce soir-là divinement,
d'autant plus qu'en remontant de ce creux profond
nous croisâmes des framboisiers sauvages.
Nos bottes au bord du feu, la pipe au bec,
nous restions silencieux et repus. Heureux
somme. Sans mémoire l'homme est enclin au
bonheur lisse de la bête repue.
– Dis, as-tu un souvenir ?
– Il en est un qui me poursuit depuis plusieurs
semaines, répondit-il en baissant la voix.
– Ah ! Parfait, raconte ... Alors raconte ! ...
Hé bien j'attends !
Comme je me tournais vers lui, je vis dans la
lumière ténue des flammes qui mouraient Amogh
qui pleurait.
– Pardon vieux frère, je ne voulais pas te
faire du mal.
Nous sommes restés un peu, sans dire un
mot, et puis nous nous sommes faufilés dans la
brèche odoriférante de notre abri, le feu fumant
encore.
Nous n'eûmes aucune visite cette nuit-là, ni
heureuse, ni inopportune.
Le matin brumeux nous escorta jusqu'à midi.
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Nous n'avions pas échangé un mot. Nous filions
toujours plein ouest, le long d'un plateau herbeux.
De grosses pierres patinées par les vents et
le gel exposaient ça et là leurs rondeurs femelles.
Le lichen crêpu leur faisait comme des fourrures
de couleur céladon. On aurait dit que des fées
énormes et impudiques dormaient là-dessous.
Des montagnes enneigées apparurent sur la
gauche, elles avaient pour cortège obstiné la
ronde moelleuse des busards qui paressaient dans
les courants portants.
– Si j'étais un vautour j'aimerais faire ainsi la
sieste, toutes ailes dehors. Pas toi ?
Amogh répondit en se tordant la bouche :
– Si j'étais busard je boufferais de la charogne.
Toi si tu veux, mais sûrement pas moi.
Bon... La cordialité n'était pas de mise ce matinlà,
je repris ma méditation sur les ondes du vent
qui savent caresser l'herbe avec une suavité
extrême.
Les abeilles achevaient leur labeur estival en
hâte. L'automne frappait à la porte de cette vallée
haute.
– Des abeilles, on cherche le miel ?
Amogh arrêta son cheval, se retourna un peu
en appuyant une main sur le troussequin de sa
selle, l'autre sur le pommeau. Il me regarda un
instant puis ouvrant un grand sourire dit :
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– Du miel ? Comment refuser.
Il n'était pas homme à s'excuser, mais savait
en un instant effacer la rancoeur accumulée.
Cette sauvegarde, je l'enviais. Moi, j'étais
cruellement enfermé quand il m'arrivait d'être
contrarié ou malheureux. Alors je ne trouvais pas
de sortie et il me fallait déployer un effort considérable
pour trouver une faille dans la prison que
je m'étais moi-même construite. L'enfer c'est
l'enfermement, je le savais, ô combien. Et il n'est
de pire geôle que celle que vous avez vous-même
bâtie. En l'édifiant, vous la pensez inexpugnable
et donc inviolable. Comment, dès lors, se violer
soi-même ?
Il ne nous fallut pas longtemps pour repérer
la ruche construite sous l'aisselle d'un haut châtaignier
brûlé une nuit d'orage. Le bois chauffé
avait durci comme durcissent les pointes des
lances passées à la flamme. L'arbre était mort,
laissant des colonies nouvelles l'animer. Une
grosse poignée d'herbes sèches enflammées et
passées devant la petite ouverture affola les
abeilles. Avec mon couteau j'agrandis le trou, le
miel commença à couler dans mes mains. Puis
j'arrachai une grosse tranche de rayons, que je
lançai à Amogh. Il éperonna sa monture et fila au
loin. Je le retrouvais une heure plus tard, mon
visage et mes mains difformes.
– Ah te voilà avec une belle tête rouge, elles
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ne t'ont pas fait de cadeau les mouches.
Il souriait. Je me massais avec un onguent de
bardane et de plantain mélangés à de la graisse
de castor. Difforme je souriais. Nous avons partagé
le morceau et nous nous sommes goinfrés
avalant pêle-mêle la cire et le miel, et le couvain.
Le monde était sucré ce jour-là.
En remontant à cheval il m'a semblé avoir
vu là haut sur la crête une chevelure dans le vent.
Mais l'impression avait été si fugace que je
n'avais pas alerté Amogh. C'était peut-être la
queue d'un cheval sauvage. Il y en avait dans
cette vallée, nous avions vu la trace de leurs
sabots au long d'une grève mouillée par le torrent.
Le monde avait changé. Nous avions parfois
de fulgurants souvenirs qui nous faisaient atrocement
souffrir. Alors nous allions en silence dans
cette nature qui, elle ne mentait jamais. Qui n'a
pas vu le vent courber les herbes ne sait rien du
monde. Celui qui n'a pas pleuré dans sa profonde
solitude à la caresse de la feuille, ignore tout.
Mais je crois que celui-là n'existe plus.
Parfois des bribes de poème me venaient aux
lèvres :
« Ô jour lève toi, les atomes sont en train de
danser
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« Grâce à Lui, l'univers est en train de danser
« Je murmurai à ton oreille où cette danse les
mène
« Les atomes de l'air et du désert le savent bien,
ils semblent fous
« Chaque atome, heureux ou misérable, est
amoureux du soleil...dont rien ne peut être dit. »
– Ah j'ai oublié un vers « les âmes dansent
triomphant en extase ».
Amogh écoutait en silence, un peu heureux
peut-être.
– Attends, j'ai ça aussi :
« Comme je descendais des fleuves impassibles...
Heu...
« Des … Heu...pris pour cible... Heu...
« Cloués nus aux poteaux de couleur... »
– Putain, ça a de la gueule, d'où tu sors ça ?
– Aucune idée, c'est peut-être de moi.
Depuis que nous chevauchions, nous avions
croisé des ruines moussues, des constructions
pourries et abandonnées. D'une infinie tristesse,
mais aussi d'une folle éloquence. En ce temps
des gens allaient et venaient, des femmes riaient,
des hommes essuyaient leur sueur d'un mouchoir
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à carreaux, et des enfants cruels tiraient les nattes
des gamines boudeuses.
Ce monde n'était plus.
Nous évitions les villes lointaines dans les
vallées, ténébreuses, totalement, quand le soleil
déclinait. Et nous passions au large quand, soudain,
au détour d'une courbe la route débouchait
sur les restes d'un village, toujours désert. Nous
savions (mais comment et pourquoi ?) que ces
zones étaient funestes.
Il nous était arrivé d'une façon bien curieuse
de trouver, dans des tonneaux, des livres entiers
figés dans la graisse d'oie. Avant nous, d'autres
hommes, avaient pris soin de les cacher ainsi.
Amogh ne savait plus lire, mais moi...si.
Enfin, je lisais fort mal et ne déchiffrais pas tout.
Je savais par un canal très ancien, reconnaître les
plantes. Qui étais-je avant ? Et qui était Amogh,
mon ami de toujours ? Car je savais confusément,
que, dans l'autre monde, nous étions déjà si
proches. Si intimement liés.
Comment savoir ce qui nous était arrivé,
puisque nos mémoires défaillaient ? Nous
savions seulement qu'il fallait se tenir éloigné des
hommes, et que les femmes ne présentaient
aucune menace. Rien de plus. Y penser était pour
nous une torture si intense que nous avions pris
l'habitude d'écarter d'emblée cette considération,
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à l'image des bêtes qui, d'instinct, flairent la fosse
hérissée de pics, dans le sentier, devant elles.
Elles font alors un détour. Ou demi-tour. Nous
mêmes lorsque le sommeil tardait à venir et que
notre imagination accomplissait sa funeste
besogne, il nous arrivait – au début – de nous
plonger dans cet abîme : l'autre monde, ou tout
au moins ce que notre chair conservait de lui
dans ses replis intimes.
Nous avions ainsi appris, à force de douleurs,
ce que savaient jadis les sages : notre mental
est notre pire ennemi, il ne sait rien faire
d'autre que créer de l'illusion. Et jamais, jamais,
il ne cesse sa besogne hardie et cruelle.
Nous savions, désormais, comment le museler.
Nous chevauchions plein ouest. Le plateau
s'inclinait tendrement vers une plaine où l'été
semblait avoir encore un peu de prise. Il y avait
dans le vent une sorte de caresse et de parfum
inhabituels. Je me penchais pour tenter de voir
d'où venait cette odeur d'asparule odorante, ou
plutôt d'iris ? Non, de chèvrefeuille... Non, de
jasmin... Non, de tubéreuse... Mais non pas de
tubéreuse ici... Alors ? Rien que d'infini et de très
délicat et de très doux. Nous allions plein ouest.
Là où le gel n'a jamais prise.
Nous avions hâte de retrouver la femelle tié-
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deur du bivouac quand, au détour du chemin,
nous les vîmes.
Elles étaient deux, comme nous. Une fille
accorte blonde et souriante, et l'autre svelte,
brune et grave.
Je ne sais comment, mais j'ai su tout de suite
qu'elles nous suivaient depuis plusieurs jours.
Elles nous observaient de loin. En filant le long
de la crête, elles nous observaient. C'est la fille
maigre dont j'avais aperçu la chevelure soudain
soulevée par le vent d'Ouest. Elles nous avaient
devancés et s'étaient placées là, dans cet épaulement
de colline. Exactement sur notre route.
Comme toujours elles nous avaient choisis après
plusieurs journées d'un guet attentif. Nous étions
à leur goût puisqu'elles consentaient à se dévoiler
enfin. Si nous avions commis un acte jugé par
elles désagréable elles auraient tourné bride.
Qu'aurions-nous pu faire ? Je me suis posé souvent
la question, nous embrasser peut-être
Amogh et moi ? Cette idée seule m'amusait tant
elle était extravagante. Ou alors si nous avions
tué un oiseau sans le manger ? Mais cela même
Amogh ne le faisait pas.
Ce jour-là le rôle « d'ouvreur de route »
m'était dévolu. Je mis pied à terre, et me retournant
à peine je vis Amogh enfiler une encoche de
flèche dans son arc.
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La femme blonde dit :
– Salut hommes, n'est-il pas l'heure du
bivouac ?
– Il est encore tôt, dit Amogh.
– Justement nous aurons plus de temps,
répondit-elle avec une sorte de ravissante effronterie.
Comme je m'approchais seul, la plus maigre
esquissa un sourire d'une douceur si gracieuse
que je tendis la main vers elle. Elle s'avançait et
plaqua sa paume sur la mienne en me regardant
droit dans les yeux. Je frissonnai. Elle le sentit.
À la lueur du feu notre étreinte fut d'une
puissance à secouer la terre. Je crois bien
d'ailleurs qu'elle vacilla. Nous avions perdu bien
des choses, mais pas le sens des caresses.
Le souffle apaisé, comme je caressais ses
cheveux, je lui murmurai :
– Peut-être avons-nous lancé un enfant dans
l'univers ?
Elle soupira et répondit doucement :
– Plus personne. Plus personne ne fait des
enfants. Nous sommes toutes stériles. Le monde
retourne d'où il vient. Tu devrais savoir cela.
Voilà pourquoi il faut en jouir. Nous sommes les
derniers à pouvoir le faire.
– Mais pourquoi ? que s'est-il passé ? Je ne
parviens pas à me souvenir, et les quelques livres
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que j'ai pu trouver dans les ruines, et que j'ai bien
du mal à lire, n'en disent rien. Regarde...
Je tirais de ma besace une liasse sous une
couverture de papier plus épais et j'ânonnais :
– Ca-ta-logue de la ma-nu-fac-ture d'armes
de Saint... É-tienne. Ce livre ne te dit rien ?
– Je n'en sais pas plus que toi, dit-elle en
s'enroulant dans sa couverture de fourrure. Je ne
sais pas... Je suis fatiguée.
Amogh au matin avait le sourire d'un
homme heureux. Son amie était déjà partie. Et
quand mon aimée fut réveillée, ses petits seins
pointus émergeant de la peau de cerf qui avait été
notre couche, elle chercha du regard sa compagne.
Se sachant seule soudain, elle surgit nue,
maigre et musculeuse. S'habilla prestement et,
me lançant un baiser de la main, disparut dans les
fougères hautes au moment où, du haut de la
crête, l'autre, d'un long sifflement, l'appelait.
Avec Amogh nous reprîmes la route, apaisés
et insatisfaits. Nous aurions aimé fonder une
tribu. Recommencer le rite, faire de nous une
civilisation d'herbe et de viande.
– L'as-tu seulement aimée ? ai-je demandé à
Amog.
– Avec fougue, Absalom, avec fougue ! Et je
pense avec tendresse aussi car nos lèvres aussi se
sont unies. Elle me manque. Est-ce cela
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l'amour ?
– T'a-t-elle dit son nom ?
– Dans un souffle, elle a dit Eloneloa mais je
n'en suis pas sûr. Et toi, raconte.
– Elle était osseuse, tu as vu, et elle a eu des
gestes d'une tendresse si touchante... Elle a gémi
et murmuré des mots inconnus. Elle ne m'a pas
dit son nom, ou alors était-ce Sophia ?... Mais
elle m'a mordu l'épaule. Elle était d'une beauté
fulgurante. Elle me manque aussi.
Nous avons repris notre route cap à l'ouest.
En silence. Que dire de plus qui ne soit dès lors
qu'impudeur. Les hommes ne sont pas ainsi, en
revanche il paraît que les filles n'ont pas comme
nous cette embarras. Tiens, d'où me venait cette
réflexion ? J'ai cherché... impossible de me souvenir...
Il en était toujours ainsi lorsque nous rencontrions
des femmes. Nous laissions en elles
des bribes de nous, des enfants futurs inaccomplis.
– Des petits que nous ne connaîtrons jamais
et qui, peut-être, un jour lointain, peut-être nous
perceront de leurs lances dans une perfide
embuscade, dit Amogh en riant.
– Non pas, il n'y a plus d'enfant, c'est ce
qu'elle m'a dit.
– Ah ??? Hé bien tant mieux !
26
En tête j'avais cet air triste que je murmurais
:
« Well, I see you there with a rose in your
teeth
One more thin gypsy thief
Well, I see Jane's awake
She sends her regards »
– Quelle est cette langue ? interrogea Amogh
– Aucune idée.
Le monde était devenu celui des femelles
puissantes, inaccessibles à notre mal. Elles
allaient par petites troupes, souvent en duo seulement.
Elles aussi avaient trouvé un mode de vie
libre. Elles n'allaient au contact que par furieuse
nécessité. Elles ne se dévoilaient qu'après un
long examen, elles ne redoutaient personne, et
partaient toujours après la première nuit. Nous
n'avions jamais vu de troupes mixtes. Et les rares
escouades masculines observées de loin sous le
couvert des frondaisons épaisses ne comptaient
jamais de femmes. Nous mêmes, Amogh et moi,
allions seuls, tous les deux. Et je me demande
bien ce que nous aurions fait si une seule de ces
gracieuses passantes était restée avec nous...
Nous progressions désormais sur une plaine
piquée de bosquets. La montagne était derrière
nous, et nous apercevions au loin sa couronne de
27
nuages. Le chemin était mouillé. Les sabots des
chevaux y laissaient de vastes trous immédiatement
inondés.
J'ignore pourquoi nous avions choisi ce cap.
Il fallait bien en choisir un, n'est-ce pas. Et puis
les neiges de l'Est ne nous manquaient pas.
Certes l'hiver approchait, mais nous n'en sentions
pas encore la morsure, comme si notre marche
repoussait le vent glacial dans ces gorges
abruptes qui font de grosses entailles dans les
montagnes, et où l'air hurle atrocement. Et c'est
un fait que l'Ouest était doux. Il levait en face de
nous des brises d'une tiédeur de femme. Et des
parfums, de quoi ?
– Sens-tu cette haleine Amogh ?
– Oui Absalom... C'est comment dire ?
– Sexuel ?
– Non... Enfin pas seulement, c'est puissant.
– Attends, attends... Peut-être est-ce … la
mer ?
– La quoi ?
– Je ne sais pas, je me souviens peut-être, ce
parfum n'est-il pas celui des marées ? De la vie
qui va et vient ? De la source même ? De
l'ivresse des étoiles ? Une odeur nécessaire ô
combien ? Peut-être une odeur de bouillon ?
Peut-être une odeur de sueur mouillée ? Ou une
odeur familière mais inconnue ? Une odeur de
famille pour un orphelin ? Une odeur de moi ?
28
Une odeur de la maison ?
– Maison ? Quelle maison ?
Le lendemain nous étions face à l'immensité
d'eau.
– C'est donc cela ? interrogea Amogh. L'air
était d'une douceur extraordinaire. Nous longeâmes
les vagues vers le sud.
– Ce soir nous dînerons d'huitres !
– De quoi ?
– D'huîtres. Je tirais de ma fonte un minuscule
livre trouvé l'an passé bien plié dans un chiffon
gras au fond d'un trou maçonné de pierres
taillées, intitulé « La Physiologie du goût »
Brillat Savarin, tome premier, Paulin éditeur,
1846. Je lus en ânonnant la fin de la page 102 :
« On se souvient qu'autrefois, un festin de
quelque apparat commençait ordinairement par
des huîtres, et qu'il se trouvait toujours bon
nombre de convives qui ne s'arrêtaient pas sans
en avoir avalé une grosse (douze douzaines, cent
quarante-quatre). J'ai voulu savoir quel était le
poids de cette avant-garde et j'ai vérifié qu'une
douzaine d'huîtres, eau comprise, pesait quatre
onces, poids marchand, ce qui donne pour la
grosse trois livres. »
– Bigre, quels ogres ! En quelle année
29
c'était ? demanda Amogh.
– 1846.
– En quelle année sommes-nous ?
– Aucune idée.
– M'en moque je mangerai donc une grosse
d'huîtres.
– Aimes-tu seulement cela ?
– Aucune idée... J'aime tout ce qui ce
mange... Enfin je crois.
L'eau était fraîche à nos chevilles. Nous
nous sommes déshabillés, et avons plongé avec
délice. Cherchant dans le fond ces huîtres tant
prisées par ces hommes d'un autre monde. Tout à
notre jeu nous ne les vîmes pas arriver. Heureusement
j'avais pris soin d'attacher les chevaux à
couvert, à l'écart, dans une pinède assez éloignée
de la plage. Ils étaient cinq, le visage couvert
d'une teinture bleue, ils avaient été devancés par
une sorte de chien fou, mi-renard mi-loup, très
laid. Ils nous regardaient, plantés là sur la plage,
forts et armés de pics. Nos rires joyeux cessèrent
à l'instant. Et un frisson me parcourut l'échine.
Sous la surface Amogh saisit son couteau qu'il ne
quittait jamais. Nous avons nagé jusqu'à retrouver
le sable sous nos pieds. Et nous sommes restés
un instant, à bonne distance, immergés jusqu'au
cou.
Les autres prononcèrent d'étranges borborygmes.
Soit ils n'avaient pas de langue, soit elle
30
n'était pas humaine.
Amogh avec une audace inouïe avança vers
eux, résolu, inflexible, en chantant un curieux
chant de gorge que je n'avais jamais entendu. En
expirant et en faisant siffler lugubrement ce
souffle, Amogh sortit de l'eau et fonça sur la
troupe. Cette audace déconcerta les hommes
bleus qui reculèrent en mettant leurs mains
devant leur visage et, comme Amogh, continuait
d'avancer, et moi derrière lui, ils prirent peur et
détalèrent en hurlant, suivis de leur chien bizarre.
Sur la grève, alors que nous séchions au vent
léger, je demandai à Amogh :
– Mais qu'as-tu fait ? Comment savais-tu
qu'ils fileraient comme une nichée effarouchée ?
– C'est Eloneloa, l'autre nuit, qui m'a dit que
les hommes avaient peur du souffle des autres
hommes.
– Comment cela est-il possible ?
– Je l'ignore.
– Et pourquoi les femmes ne le redoutentelles
pas ?
– Je l'ignore.
Nous n'avions jamais vu d'aussi près des
hommes. Les seuls que nous avions aperçus jusqu'alors
l'avaient été de très loin, d'une vallée à
l'autre. Ils allaient par petits groupes, ou comme
Amogh et moi, par deux.
Nous avons dansé dans l'eau, nus, en tour-
31
nant sur nous-mêmes, une main vers le ciel,
l'autre vers la terre.
Et nous nous sommes enivrés de nousmêmes.
Quelle belle et douce victoire !
Nous nous sommes rhabillés, nos vêtements
ayant été au préalable enfouis sous le sable par
sage précaution, nos armes aussi, à sept pas d'une
roche couverte d'algues. Une roche qui avait une
forme de chien. En riant nous avons rejoint la
lisière où attendaient nos chevaux. Mais les
hommes bleus nous avaient précédés. Les chevaux
n'étaient plus là !
Amogh hurla de fureur et moi je m'affaissais
dans le sable. Tous nos biens étaient dans nos
fontes : trois livres, celui de la Manufacture
d'armes de Saint-Étienne, celui qui parlait des
huîtres, et un autre que je n'avais jamais pu lire à
part son titre énigmatique : bible ; nos outils pour
tendre des pièges et coudre les peaux, une boussole
(c'est ce nom mystérieux qui était gravé dessus)
cassée mais jolie, nos provisions de viande
séchée, nos sacs de peau dans lesquels nous gardions
un peu d'eau, quelques silex neufs (heureusement
nous en avions dans nos poches), toutes
les feuilles séchées qui guérissaient des fièvres et
de la mélancolie, et ma longue flûte de roseau.
Nous étions sans force. Amogh, assis les
jambes écartées, laissait filer le sable dans ses
doigts avec un regard si vide qu'il m'a fait peur.
32
Je lui ai tendu la main. Il s'est levé et a dit :
– Qui a eu la bonne idée d'attacher les chevaux
ici ?
– C'est moi.
– Bon... tant pis, on ne peut pas gagner tout
le temps.
Nous avons repris notre route à pied. Il nous
fallait retrouver les gibiers faciles, et pour cela
regagner la montagne, sans tarder, avant les
grandes neiges.
Nous avons couru trois jours le long de la
rivière qui peu à peu devenait un torrent. Nous
avons grignoté des racines de bardane, du pissenlit,
des carottes sauvages, du panais, de l'onagre
et quelques grosses ravenelles. Amogh a tendu
quelques collets en vain. Mais il n'avait pas son
pareil pour l'affût, immobile des heures, se métamorphosant
en pierre, plus figé qu'une roche. Il
avait ainsi capturé des ragondins.
Nous les avons dévorés, et avec leurs tendons
nous avons pu tendre des pièges élaborés ;
avec leurs dents affûtées sur des granits doux
nous avons eu des pointes de flèche redoutables
empoisonnées comme il convient pour n'avoir
pas à courir des heures derrière le cerf blessé.
En deux semaines, amaigris mais vifs
comme des chats nous avions reconstitué l'essen-
33
tiel de notre équipement. Il était temps, la neige
commençait à tomber. Notre course folle nous
avait conduit sur des hauteurs riches en animaux
de toutes tailles. Nous avions assez de peaux
pour construire un abri matelassé de fougères. Et
nous avons cousu les peaux et les avons assemblées
en couvertures.
Nous avions assez de viandes et de graisses
pour affronter le début de l'hiver. Le gel était
intense. Les journées longues et paresseuses.
– Nous redescendrons à la mer au printemps,
après avoir franchi le col. Nous reprendrons la
route de l'ouest et du sud. En attendant nous
hibernerons.
Amogh avait cette qualité précieuse de ne
jamais remâcher un échec. La rencontre avec les
hommes bleus était lointaine, mais jamais depuis
il n'avait fait allusion à la perte de nos chevaux.
Au long des heures froides, moi, ce qui me
manquait c'était mon livre de la manufacture de
Saint-Étienne.
Nous partions au matin chasser et il fallait
rentrer tôt car la nuit était précoce en cette saison.
Les plateaux alourdis de neige étaient
34
comme de douloureux miroirs sous le soleil de
midi.
Dans des omoplates de rat nous avons taillé
des fentes et nous avons ajusté à nos yeux ces
fines meurtrières qui filtraient l'insupportable
lumière. Avec des tendons de chevreuil, nous
avons tressé des raquettes pour ne plus nous
enfoncer jusqu'aux cuisses dans la neige fine.
D'une certaine façon cette vie était bonne à vivre
car la viande était abondante. La chasse aisée. Le
gibier avait faim et nos pièges étaient rarement
vides, et la trace des grands animaux était bien
visible sur les étendues désertes du plateau.
Nous parlions fort peu. Nous n'échangions
que d'utiles paroles, souvent à voix basse car la
chasse nous habitait toute entière.
Nous jouissions du monde qui, à part le sang
de nos proies, étaient d'une sérénité absolue. Et
même le sang sur la neige composait de gracieuses
harmonies. Tout était éperdument beau !
Un matin, alors que nous nous étions éloignés
de notre hutte, et que nous avions passé le
col pour verser dans la vallée voisine où nous
avions repéré une harde de biches la veille, nous
avons vu des pas humains sur la neige. Ils se dirigeaient
vers l'est. Les traces étaient fraîches au
35
point que le bord de l'empreinte était à peine dure
et le fond absolument pas gelé.
Du regard nous nous interrogeâmes Amogh
et moi. L'empreinte était menue, c'était celle
d'une femme seule à n'en pas douter.
– Regarde, regarde, a dit Amogh, elle boite.
Vois comme le pied gauche s'enfonce plus légèrement.
Elle semble malade.
– Malade ou blessée, répondis-je.
Pendant que j'observais l'horizon à la
recherche d'une éventuelle silhouette, Amogh
avança d'une centaine de mètres.
– Bien vu Absalom, voici des traces de sang
bien fraîches !
Le sang sur la neige soulève toujours une
sorte de grâce singulière. Ce rouge si beau, si...
vivant d'une certaine manière ; avec ce blanc si
coupant, ces deux nuances sont faites pour être
soeur. Je m'absorbais dans cette contemplation.
Amogh aussi restait silencieux, fasciné par tant
de pureté, par tant d'évidence. La jouissance du
monde est aussi dans ces instants nés d'une brutalité
aboutie.
Le sang n'était qu'en fines taches, mais plus
on suivait la piste, plus les marques s'élargissaient.
À l'évidence une blessure profonde s'était
rouverte.
La piste menait au pied d'une falaise abrupte
36
coiffée d'une crête de rudes résineux, petits
arbres, âpres qui savaient résister aux tempêtes et
qui livraient toute leur énergie à faire entrer leurs
racines dans la roche, comme des crocs puissants.
Les empreintes aboutissaient à une minuscule
faille dans la paroi.
– Prudence, prudence, dit Amogh en allumant
une branche d'épicéa à la braise qu'il entretenait
toujours dans un petit bol de pierre ficelé
dans un petit sac de peau dure. La flamme
s'élança soudain. Et le poignard dans l'autre
main, il entra dans le mince trou en se faufilant.
J'attendis de longues minutes. Puis, très loin
dans le coeur du caillou j'entendis la voix
d'Amogh :
– Viens vite Absalom, apporte deux perches.
Il ne fut pas difficile de tailler deux beaux
rejets dans un taillis de châtaigniers tout proche.
Je n'avais pas de feu, ni de torche, j'entrais donc
à tâtons, tirant derrière moi les deux morceaux de
bois.
Le sol était caillouteux, je me cognais la tête
au plafond du fin boyau. Après avoir progressé
dans l'obscurité complète baignée d'une odeur
lourde de moisissure, j’aperçus au loin la lueur
de la torche.
Je fus assez rapidement aux côtés d'Amogh
qui était penché au-dessus d'un corps inanimé.
37
C'était une femme.
– C'est... C'est Sophia !
– Sophia ?
– La fille avec laquelle j'ai passé la nuit, tu
te souviens, la compagne d'Eloneloa.
– Ah... Il est vrai que tu la connais mieux
que moi, dit Amogh avec un malicieux petit sourire.
Elle gisait là enveloppée dans une peau de
cerf. Amogh ouvrit un peu cette enveloppe et l'on
vit une large entaille dans l'échine de la jeune
femme, une vilaine coupure qui avait ouvert ses
vêtements de cuir et s'était fait un chemin jusque
dans ses entrailles. Les lèvres de la plaie étaient
mouillées de sang frais.
J'approchais mon oreille du visage émacié,
si maigre.
– Elle respire encore.
– On va la sortir de ce trou à rat, on n'a rien
ici pour tenter de la soigner. Faisons un brancard.
La peau de cerf attachée aux perches de châtaignier
fit une civière suffisante pour traîner
Sophia le long du boyau. Puis en la tirant par les
pieds, et Amogh lui soulevant la tête, je parvins à
la poser au pied de la falaise, à l'air libre. J'avais
espéré que le froid vif puisse ramener Sophia à
nous. Mais elle restait inanimée, très blanche,
belle encore.
38
Il nous fallut longtemps pour rejoindre notre
gîte, la femme n'était pas lourde, mais la neige
était fraîche, et en dépit de nos raquettes, elle ne
supportait pas le poids de nous trois ainsi liés les
uns aux autres. Nous formions certainement un
curieux équipage. Je fermais la marche et je prenais
soin d'amortir les à-coups qu'Amogh accomplissait
en jurant, maladroit avec ses mains en
arrière et sa longue silhouette penchée en avant.
Nous avions mis sur Sophia nos chabraques
désormais sans objet depuis la perte de nos chevaux,
des capes en peau de castor pour la
réchauffer, et en dépit des efforts qui nous coupaient
le souffle, nous claquions des dents, tant le
froid était vif, brutal, acéré. Sans doute attirés par
l'odeur du sang, un parfum qui porte loin dans le
froid, des loups en meute, avaient rejoint un promontoire
sur notre droite, et nous suivaient attentivement
de leur infecte démarche svelte. Il y
avait du félin dans cette façon de ne toucher que
très peu au sol, et aussi dans cette manière un
peu répugnante d'allonger le cou et de filer au
petit trot, la tête basse et le regard félon.
Nous arrivâmes enfin, épuisés, et affamés,
car naturellement la halte prévue au début de
notre traque avait été escamotée.
Notre abri était volontairement exigu, pour
le chauffer plus facilement. Nous avions creusé
cet espace, et l'avions couvert d'une grossière
39
charpente en perches de douglas. Des brassées de
fougères jetées là en épais matelas, en guise de
toiture, nous assuraient le sec et le chaud. Une
lourde odeur animale mêlée de terre mouillée et
de champignon flottait dans cette demi-cave.
Nous avons attribué, sans concertation, la
meilleure place à Sophia. C'est-à-dire loin de la
porte et proche du foyer. C'est ici aussi que le
matelas de feuilles sèches étaient le plus épais
parce qu'il couvrait une sorte de creux naturel
dans la roche, et c'est là que peu à peu s'étaient
accumulées les feuilles de l'autre paillasse. Nous
l'occupions jusqu'alors à tour de rôle, Amogh et
moi. Nous formions tous les deux une magnifique
république.
Il fallut partager entre nous ce qui restait, ce
qui ne fit pas un lit bien moelleux, ni pour lui, ni
pour moi.
– Charge le feu, dis-je pendant qu'avec d'infinies
précautions je déshabillais Sophia.
Amogh jeta dans la braise une bonne
falourde.
Sophia n'était pas bien grosse quand je
l'avais naguère serrée dans mes bras, mais elle
était cette-fois d'une effrayante maigreur. Elle
n'avait pas mangé à sa faim depuis longtemps.
Elle était sale également et sentait fort, elle qui
40
m'avait semblé si coquette au point de se frotter
la peau avec des aspérules odorantes séchées.
Elle embaumait naguère le foin, l'amande et la
vanille.
Avec mille précautions je lui retirai le gilet
en lapin qu'elle portait à même la peau et qui,
aussi, avait été tailladé par la lame.
Du sang séché formait de grandes plaques
devenues dures avec le temps et le froid.
Il me fallut longtemps pour parvenir à dégager
totalement ce corps osseux. La plaie était
longue et profonde, entre le nombril et le flanc.
Elle semblait voir été provoquée par un coup de
sabre fin, aiguisé comme un rasoir. Qui pouvait
user de telles armes ? Des gens qui fouillaient
encore les villes mortes certainement. Nous, qui
pourtant étions habiles, ne disposions que de
lames certes coupantes, mais épaisses. La plaie
était considérable mais elle n'était pas mortelle,
sauf à perdre tout son sang. Un détail m'intrigua :
les bords de la coupure avaient une couleur bleue
fort intrigante. Je goûtais le bout du doigt que je
venais de frotter doucement au sang frais, et je
reconnus immédiatement le datura stramonium.
La sève de cette plante toxique avait été répandue
sur la lame pour pénétrer dans le corps de la
victime. L'effet était inéluctablement mortel au
bout de plusieurs jours, huit ou dix peut-être.
Depuis quand Sophia avait-elle été blessée ?
41
En été j'aurais su tout de suite déterminer l'exact
moment de son agression, la venue d'insectes
dans l'entaille ne peuvent alors pas tromper, mais
au coeur glacial de l'hiver c'était impossible.
Les symptômes étaient flagrants : le coeur
battait vite, la bouche était sèche, la pupille dilatée,
et Sophia qui aurait dû être trempée d'urine
depuis qu'elle était inanimée, était restée absolument
sèche. Et cela était d'une gravité extrême.
L'urgence absolue était de rétablir la circulation
naturelle des fluides.
Par bonheur, depuis le vol de nos chevaux,
j'avais conservé dans mes poches un peu de
poudre de fève de Calabar qui avait échappé
– parce qu'elle était restée dans mes vêtements
sur la plage – aux funestes hommes bleus. Je préparais
une soupe claire avec ce remède que j'introduisis
avec mille précautions, et durant une
longue heure, dans la bouche de Sophia. Par
réflexe elle déglutissait. Mais il fallait procéder
avec lenteur, et mesurer avec exactitude la quantité
qui pouvait être absorbée sans provoquer le
rejet.
Elle murmurait un mot bizarre :
– Maman. Maman. Maman court dans la
pente verte.
– Elle divague, constata Amogh occupé à
tresser des lacets en peau d'anguille.
– Je crois que maman est un mot ancien.
42
J'ignore ce qu'il signifie, c'est un mot perdu qui
remonte soudain à son esprit, comme il arrive
parfois aux agonisants. J'aimerais tant moi aussi
dévaler des pentes vertes, cette neige et ce froid
me lassent.
– Peut-être mais c'est ce qui nous fait manger.
Si j'avais su écrire j'aurais gardé ce nom si
beau, "maman", car je sais qu'il se perdrait de
nouveau. Notre mémoire était si médiocre. Peutêtre
même allait-il disparaître pour toujours.
Peut-être était-ce la dernière occasion de l'entendre,
d'entendre comme il sonnait, et comme il
résonnait bizarrement en nous. Comme une tristesse
surannée.
Pendant que je m'activais à réanimer Sophia,
Amogh alimentait un feu constant, et préparait
ses pièges, sans un mot. Je voyais bien que ce
changement dans nos habitudes le contrariait.
– Tu aurais préféré que nous trouvions l'un
de ces hommes bleus ?
– Certainement, l'affaire aurait été plus vite
expédiée, je lui aurais tranché la gorge et nous
serions de retour depuis longtemps avec du
gibier frais.
– Nous ne pouvions quand même pas la laisser
ainsi ?
– Oublies-tu que je t'ai appelé ? J'aurais tout
aussi pu revenir et te dire qu'il y avait dans le
43
fond de cette grotte un humain mort, et l'affaire
en serait restée là.
J'ai veillé sur Sophia toute la nuit. Si j'avais
connu un dieu je l'aurais prié. Depuis des années
je cherchais en vain les herbes qui font prier. J'en
avais testé de toutes les sortes et parfois il
m'avait semblé atteindre le but spirituel, l'extrême
fine pointe de l'âme, là où tout n'est que
vacuité féconde, là où tout tourne dans une absolue
sérénité autour d'un axe lumineux, là où il n'y
a plus homme ni femme, faim ou soif, douleur ou
fugace plaisir, là où il n'y a rien si ce n'est un
bain voluptueux d'amour constant... mais toujours
je vomissais avant d'atteindre cette lumière.
Au matin elle avait les jambes mouillées et
une forte odeur d'urine avait envahi le petit
espace surchauffé. Amogh se réveilla en faisant
la grimace.
– Nous allons la sauver, je crois bien, lui disje.
– Ben j'espère ! Quelle puanteur. Je sors, je
vais chasser.
Durant toute la journée Sophia resta plongée
dans un profond sommeil. Mais sa respiration
avait retrouvé un rythme ordinaire, ses fonctions
vitales aussi... si je puis dire.
Au soir Amogh revint avec trois petits
44
bruants étouffés à la bascule et un beau lapin
transpercé de frais. Il avait tout spécialement
chassé les oiseaux pour Sophia, car d'ordinaire
nous ne perdions pas nos forces pour un si
maigre repas. J'en fis un bouillon qu'elle but avec
une extrême lenteur.
Trois jours passèrent ainsi, Amogh, après les
bruants prit une oie grasse qui fit un excellent
potage. J'étais infirmier, cuisinier, garde-malade,
valet voué aux basses besognes.
J'étais heureux.
Enfin le soir du troisième jour, Sophia
entrouvrit les yeux et murmura :
– Eloneloa...
– Elle appelle sa copine, dit Amogh, Eloneloa
c'est celle avec qui j'ai couché, et qui m'a
donné le secret du souffle qui a été si efficace
pour chasser les hommes bleus.
– Tu es avec nous, Amogh et Absalom, tu ne
crains rien. Repose toi, tu nous diras ce qu'il s'est
passé, murmurai-je à l'oreille de Sophia.
– Eloneloa...
Sophia sombra de nouveau dans son profond
sommeil.
Je veillais encore une partie de la nuit, puis
Amogh me relaya car même si j'avais pris une
tisane de ces herbes qui tiennent les yeux ouverts
(cassis-persil), la fatigue me terrassa et je m'endormis
en rêvant à la mer. Elle était douce à la
45
peau et semblait notre amie. De longues algues
fluides nous caressaient les jambes avec une
légèreté amoureuse.
– Crois-tu qu'Eloneloa soit restée là-bas dans
la grotte et que nous ne l'ayons pas vue ?
Amogh secoua la tête.
– Impossible, le boyau faisait encore un
coude, je suis allé y voir pendant que tu me rejoignais.
Elle était seule.
À l'aube du quatrième jour, Sophia nous
réveilla d'un cri :
– Eloneloooaaaaa !
Elle était tout à fait réveillée, paniquée et
très agitée, donnant des coups de poings et de
pieds. Pendant que j'essayais de la raisonner avec
la plus grande douceur, Amogh l’assomma d'un
coup sec avec le manche de sa hache.
– Navré, je n'ai pas su quoi faire d'autre.
Expéditif mais très efficace. Sophia revint à
elle avec un furieux mal de crâne, elle n'avait
plus le désir de se battre. Son regard exprimait
une lassitude extrême et un profond chagrin.
Nous lui avons tout expliqué, depuis le
début, lentement. Comment nous avions vu les
traces dans la neige, puis la mince faille dans la
falaise, et sa découverte, inanimée, au fond de la
grotte. Sa blessure aussi, si vilaine blessure.
Alors elle a pris à son tour la parole, calmement,
46
pour nous dire ces épreuves.
Nous étions inquiets. Si l'effet du poison semblait
désormais contrarié, Sophia avait perdu beaucoup
de sang. Trop.
Voici son récit, il fut entrecoupé de longues
périodes de silence et parfois même d'inconscience,
de larmes aussi.
« Après vous avoir quittés, nous avons mis
le cap à l'Est ; Eloneloa et moi. Le monde était
beau, l'automne donnait à plein. Nous avons chevauché
deux semaines et avons abordé une forêt
d'érables flamboyants. Ah que c'était beau. Nous
étions heureuses comme des enfants. Nous vous
avions aimés et ce souvenir restait pur et tendre.
Nous parlions parfois de vous, sans jamais dire si
nous aurions voulu rester en votre compagnie...
Je ne crois pas... Ou alors un peu, une saison
d'hiver par exemple. Mais je ne sais pas... Ou
alors quelques jours... Peut-être mais pas plus.
Nous n'avons pas osé demander et vous n'avez
rien fait pour nous retenir... Alors... Nous chevauchions
ainsi libres et gaies. Nous avions
entendu au loin, du haut d'un col les cris brutaux
des hommes bleus. Nous nous en étions toujours
tenues éloignées. Nous ne les redoutions pas.
Nous les savions à pied et incapables de nous
menacer nous qui avions nos chevaux. Pourtant
47
au détour d'une courbe nous les avons vus. Ils
nous attendaient, et horreur, deux d'entre eux
chevauchaient des montures, l'une rousse, et
l'autre pommelée. »
Nous échangeâmes un regard avec Amogh :
ces chevaux, c'étaient les nôtres !
Elle poursuivit :
« Nous avons tourné bride, mais ils étaient
déjà sur nous. Un casse-tête en pierre s'abattit sur
Eloneloa... J'ai vu... J'ai vu, son cerveau écrasé
couler sur sa nuque... Elle est restée un instant
bien droite, puis elle s'est effondrée. J'ai reçu un
violent coup à l'échine. J'ai serré les jambes sous
la douleur, mon cheval est parti au galop. Il était
plus fin, plus rapide, dans ces bois touffus. Mes
assaillants n'ont pas pu me suivre. J'ai chevauché
longtemps... longtemps... longtemps. Jusqu'à un
surplomb enneigé. Là, dans un creux d'arbre, j'ai
caché mon sac et celui d'Eloneloa qu'elle venait
juste de me passer pour que j'y puise une tranche
de cerf fumé. Allégée j'ai cherché un abri. J'ai
glissé au bas de la falaise et j'ai trouvé une
minuscule grotte où je me suis glissée, après... »
Ce récit avait duré, il avait épuisé Sophia qui
sombra de nouveau dans une sorte de coma agité.
Amogh ne disait rien, mais je sentais le reproche
dans son regard. Si j'avais mieux caché les chevaux
sur la plage, tout cela ne serait pas arrivé. Je
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le savais mieux que lui. Une fureur lointaine
monta dans nos âmes, une envie de meurtre, une
envie de voir le sang des hommes bleus couler en
abondance. Une folie meurtrière qui s'estompa
enfin comme l'aube basculait dans la vallée.
Mais ce cruel destin eut une conséquence
qui bouleversa définitivement nos vies. Le
monde en serait différent, et plus encore nous
appréciâmes alors les languides heures, les joies
soudaines, les poignées de framboises sauvages,
les rondeurs chaudes, les plongées dans le sommeil
quand il pleut dehors, les saveurs sauvages
et les parfums féminins, entêtants et délicieux,
des tubéreuses sauvages, le jaune audacieux des
iris au bord des marais, les ombelles gracieuses
des herbes couronnées. Nous avons su combien il
fallait jouir du monde à corps perdus, car nous
serions les derniers. Nous allions savoir ce qu'il
était advenu. Cette connaissance nous libéra car
elle devint tout à fait inutile.
Voici ce qu'il advint.
Le lendemain Sophia fut terrassée par plusieurs
crises, le souvenir fraîchement évoqué la
bouleversait. Cela l'épuisait. Elle reprit connaissance
quelques instants dans la soirée.
– Vous devez aller chercher les sacs cachés...
Ils sont dans une souche de chêne mort, au bord
49
de la falaise, en haut. Il y a sur la droite un éperon
rocheux qui ressemble à un profil d'homme.
Vous devez y aller... Promettez-le !
– Nous irons demain, c'est promis, dit
Amogh avec une douceur que je ne lui connaissais
pas. Il caressa la main de Sophia qui sut que
notre parole était engagée et que nous accomplirions
son voeu sans attendre. Cela l'apaisa tout à
fait.
Aux premières heures du jour, alors que
Sophia dormait, nous avons quitté notre refuge.
Le ciel était zébré de rose, sur un fond céruléen
très pur. En temps ordinaires la journée aurait été
belle pour la chasse. En deux heures de bonne
marche nous étions au pied de la falaise. Il nous
fallut longtemps pour trouver la sente abrupte qui
conduisait à son sommet, elle débouchait au
large derrière un mamelon couvert de neige.
Nous avons gravi ce passage qui trahissait par
des bruyères cassées et des genets pliés le passage
encore récent de Sophia. Au sommet, la
crête présentait un plateau parfait. En enjambant
les sapins nains et les ajoncs tenaces et griffus
qui crissaient sur nos chausses de peau rude,
nous sommes parvenus à l'aplomb de la grotte.
Sur la droite, en effet un curieux profil d'homme
se dessinait. Et là le chêne décrit par Sophia.
Sous une couche de neige fraîche nous avons
trouvé les deux sacs de cuir.
50
Alors que le soleil se couchait nous arrivions
tout juste à proximité de notre abri. Le ciel était
fouetté de rouge vif. J'aurais aimé attendre l'arrivée
de la nuit pour me remplir de cette paix, de
ce silence profond, mais nous étions partis depuis
longtemps et Sophia devait s'inquiéter. Et elle
avait faim à n'en pas douter.
Amogh avait voulu que nous passions par le
torrent, où des truites avaient été prises dans les
nasses.
– Cela nous changera de l'ordinaire et cette
chair fraîche fera du bien à Sophia, a dit Amogh,
qui, comme toujours, avait raison.
Mais Sophia était morte. Déjà raidie. Une
tristesse atroce nous accabla. Il était trop tard
pour entreprendre quoique ce soit, nous avons
dormi à côté du cadavre. Et au matin je l'ai parée,
j'ai étendu sur son corps par moitié, de la glaise
rouge, et de l'argile verte, poudres sauvées du
désastre au bord de la mer. Nous l'avons portée
dans la grotte. Je la savais coquette. J'ai placé
une petite pochette odoriférante à côté de son
beau visage. Elle contenait la sécrétion d'une
glande de moschidés. La caverne soudain fut
d'une douceur extrême. Comme un ventre. Nous
avons laissé là quelques provisions : noix et
viandes boucanées, et de l'eau dans une gourde
de peau. Pour son dernier voyage.
– Que faut-il dire ? demanda Amogh.
51
– Je l'ignore, répondis-je... Va, va chère
Sophia, rentre dans ta maison.
– C'est bien.
Au retour nous avons ouvert les sacs. Parmi
les provisions séchées, quelques ustensiles ordinaires,
et une petite poche emplie d'aspérules
séchées qui embauma soudain l'espace, c'était le
sac de Sophia. Dans l'autre, celui de sa compagne,
il y avait un livre très abîmé. Amogh l'ouvrit,
une page avait été marquée et annotée.
– Lis Absalom, lis !
– Le titre : « La théorie du Grand complot
mondial » par Jean-Luc Caradeau. C'est un vieux
livre : achevé d'imprimer en octobre 2012. La
page qui est marquée et annotée est la n°99. Je
lis : « Le virus du jugement dernier est prêt : la
formule n'est pas de nous, elle vient du New-
York Times qui consacrait son éditorial, le 7 janvier,
à cette petite merveille de technologie génétique...
»
– Je ne comprends rien, m'interrompit
Amogh.
– Moi non plus je n'y comprends rien. Je
reprends : « cette petite merveille de technologie
génétique : un super virus de la grippe. Une version
du H5N1 (le virus de la grippe aviaire)
génétiquement modifié et sélectionné pour être
transmissible par voie aérienne. Il en résulte une
grippe qui entraîne une issue fatale pour presque
52
60 % des personnes infectées. Le taux de mortalité
serait donc de trois à six fois supérieur à celui
de la grippe espagnole. Entre 1918 et 1920 elle a
exterminé de 50 à 100 millions de personnes.
H5N1 en fera évidemment beaucoup plus : les
liaisons aériennes, qu'il s'agisse de fret ou de passagers,
et le tissu urbain sont bien plus denses et
bien plus étendus qu'à l'époque. Ce chef d'oeuvre
qu'est le super virus de Ron Fouchier et de son
équipe du Erasmus Medical Center de Rotterdam
(Pays-Bas) pourrait bien atteindre et même
dépasser l'objectif de 60 % de la population mondiale
en quelques mois ! »
– Cela signifie que l'humanité a été exterminé
par un virus inventé ? interrogea Amogh
incrédule.
– En effet. D'ailleurs la note manuscrite le
confirme. Je lis : « ça y est, le virus s'est échappé
des laboratoires, il se répand comme une traînée
de poudre, il fait des ravages considérables. Chacun
cherche à se protéger du souffle des autres,
les gens ne s'embrassent plus, les couples se
défont. Quelques individus, et notamment des
femmes semblent mystérieusement immunisées
mais stériles. »
Je poursuivis ma lecture : « ...Ces groupes
commencent à piller les grands centres, d'autres
53
se réfugient dans des régions désertiques... Les
survivants que j'ai croisés commencent à perdre
la mémoire, j'en ai vu manger sans honte de la
chair humaine. D'autres restent plus humains
mais s'ensauvagent soudainement... Ils ont tout
perdu de leur culture et ne connaissent que des
gestes immémoriaux, comme poser des pièges,
coudre des peaux, ou fabriquer des arcs. »
– La suite ?
– Y a pas de suite, la note s'achève ainsi.
– Cela veut dire que l'humanité a été anéantie
et que le peu qu'il en reste ne sait rien ? Et
qu'elle ne peut pas se renouveler ?
– Ça m'en a tout l'air.
Amogh partit d'un prodigieux éclat de rire.
Entre deux hoquets et des larmes plein les yeux il
suffoquait :
– Ah quelle merveille Absalom ! Quelle
merveille ! Nous serons les derniers et sans souci
du lendemain. Nous n'avons jamais été plus
libres vieux frère. Quelle chance ! Heureux celui
qui n'a plus de mémoire, sans but, sans envie,
sans convoitise, sans regret, sans remords, celui
qui n'a que la faim et la soif comme marotte,
celui qui a la passion des prairies et des pentes,
des soleils vifs et des "légions bleues", des brises
et des odeurs de terre âcre, celui qui a les ongles
noirs et du sang séché sur les joues.
54
J'étais stupéfait ! Jamais Amogh n'avait
autant parlé !
Le lendemain alors que je sortais pour tendre
une peau de castor fraîche sur une branche de
noisetier, un cheval seul approcha, dans le
brouillard. Il fut d'abord un peu craintif puis tout
à fait confiant. Je le reconnus, c'était celui de
Sophia, un appaloosa très fin. Il avait dû sentir
l'odeur de sa maîtresse et avait retrouvé sa trace
jusque-là.
Je puisais dans ma poche quelques noix
sèches qu'il croqua goulûment. Il fut aisé de le
saisir par la bride. Amogh qui se réveillait tout
juste s'exclama tout joyeux :
– Oh la belle prise ! C'est le cheval de
Sophia. En voilà un qui est bienvenu. Tu vois
que le monde est beau Absalom.
Nous sommes restés là jusqu'au printemps,
puis nous sommes redescendus de la montagne.
Sur un plat herbeux nous avons aperçu quelques
chevaux sauvages.
Nous les avons suivis de loin pendant
quelques jours, jusqu'à ce que la chance nous
sourit. La harde s'était déplacée jusqu'à l'entrée
d'un goulet qui conduisait directement à une
reculée. Le fond de cette vallée étroite et taillée
dans la roche s'achevait en cul-de-sac. Il nous fut
55
aisé de pousser les chevaux dans ce creux et de
les y maintenir le temps d'obstruer le passage
avec des pierres et des branchages. Nous avons
choisi trois chevaux robustes et peu nerveux.
Nous avons libéré les autres. À l'évidence ces
montures se souvenaient des hommes. Elles
retrouvèrent vite leurs habitudes choyées. Ainsi
équipés, dans le vent caressant venu de l'ouest
nous avons dévalé les pentes.
Le lendemain une branche d'arbre portait des
fleurs blanches.
Le monde était voluptueux, nous pouvions
toujours en jouir, plus que jamais. Sans mémoire,
nous n'avions plus de regret et pas de remords.
56
II
57
58
Le printemps avançait comme nous chevauchions
vers le sud fredonnant des airs qui nous
venaient naturellement et ne signifiaient rien
pour nous. Nous n'avions plus de mémoire, l'ai-je
déjà dit ? Si c'est le cas, je l'ai oublié. Nous
n'avions pas de souvenirs.
Nous jouissions brutalement et sans retenue
de menus plaisirs. Amogh allait devant, souriant
comme un animal parce que le vent était doux à
son visage et que ce souffle soulevait son manteau
en fourrure d'ours. Il chantonnait une sorte
de ballade qui tournait en boucle « hey that's no
way to say goodbye », c'est bête à dire mais cette
rengaine dont les paroles étaient inconnues me
faisaient incompréhensiblement monter les
larmes aux yeux. Nous descendions depuis des
jours un sentier qui allait d'un bois à une prairie,
d'une prairie à une lande, d'une lande à un ressaut
de pierres, et de là à un autre taillis.
59
Sur un morceau de peau j'avais dessiné les évènements
récents. Je ne savais plus écrire. Au pas
du cheval je consultais sans cesse ces notes tracées
avec une pointe graissée de suie. Voilà ce
que cela racontait.
Une femme aimée était morte. Elle s'appelait...
Heu... Comment s'appelait-elle déjà ? La
couleur éburnéenne - la suie ayant mystérieusement
disparue au tracé de son image - ne donnait
pas son nom. Le monde était déserté parce que...
parce que... je n'arrivais pas interpréter le trait...
Il était question d'une brume mortelle, ou
d'un gaz (comment dessiner un gaz ?).
Ah ! Le rouleau était précis : il fallait éviter
les hommes bleus (colorés de guède). Pourquoi ?
Pas de réponse, mais l'injonction était précise,
impérative même, signifiée avec des traits nets et
acérés. En revanche le contact des femmes était
doux (colorées d'ocre). Doux comment ?
– Amogh ? Dis-moi, comment les femmes
sont-elles douces ?
– Absalom, répondit Amogh sans se retourner,
elles sont douces comme ça !
Il traça dans l'air un grand cercle. C'était
beau, et c'est vrai que c'était doux.
Amogh était mon ami depuis toujours, avant
60
même l'apparition du gaz et sa représentation sur
le rouleau de peau. Depuis quand ? Depuis des
batailles d'enfants sur la pelouse. Il était nerveux
et fort, il aimait avoir le dessus. Il l'avait toujours
parce que je n'étais pas armé alors, et ces luttes
me lassaient vite. Pas lui... il n'en finissait jamais
de se tordre, de soulever des bûches, de déplacer
des pierres, d'aller, de venir, de hurler dans le
vent, et de découvrir ses dents solides. Je l'avais
vu s'épuiser des heures durant dans les étangs,
remonter sans cesse la glaise, en vain, traquer les
rats musqués, crier nu sous la pluie, la boue traçant
de longs sillages sur son corps musculeux.
Cet homme était en quête. Mais de quoi ? De
jouissances certainement, mais pas de ces jouissances
soudaines et un peu vulgaires ; il était en
quête de jouissances sauvages et douces, celles
qui montent et tournent et hésitent et plongent et
vont et viennent et s'assoupissent et se relancent
et… Et ne s'achèvent jamais.
Il était chasseur, il aimait le sang chaud
quand il coulait sur sa main. Il aimait ce dernier
instant de vie, cette fulgurance... et ce regard
étonné (jamais révolté) de l'animal qui expire.
Juste avant cet instant il caressait le poil trempé.
Nous étions ensauvagés.
Car j'étais lui et lui était moi.
61
Dans la vallée nous sommes entrés dans un
bois de buis. L'air fut soudain chargé de parfum
âcre, suave et puissant de ce bois rude et obstiné.
Comme le jour déclinait, il fallut bien chercher là
un gîte.
Une hutte délabrée, abandonnée, ouvrait sa
bouche affreuse en forme de tunnel. Nous y
entrâmes après avoir attaché les chevaux à une
touffe de châtaigniers. Quatre montures, trois
robustes et hautes, et la quatrième fine comme
une fille, c'était celle de Sophia, un appaloosa
très fin, je le savais parce que sur son encolure
j'avais tatoué des signes qui racontaient cette très
brève épopée : fille Sophia belle morte son cheval.
Sophia était représentée par un serpent qui se
mordait la queue.
62
– Oh putain ! Un cul-de-loup ! souffla
Amogh
– Quoi ?
– Je ne sais pas... J'ai dit un cul de loup
comme si cela m'était familier.
– Comment cela ? Familier ?
– Je ne sais pas. Je ne sais pas... Un souvenir
sans doute… Un souvenir des temps d'avant... Je
ne sais pas. Amogh semblait perdu. Je ne sais pas
Absalom, cela m'est venu comme un souvenir.
– Un souvenir ? Mais c'est magnifique,
raconte !
– Pas besoin le souvenir est là, regarde ! Le
reste n'est plus.
Ce qu'il appelait un cul-de-loup était une
sorte de trou dans la terre, une charpente couverte
de fougères recouvrait l'excavation. On y
accédait par une sorte de tranchée. À l'intérieur,
dans la semi-obscurité, on distinguait des banquettes
taillées à même la terre. De la très vieille
paille pourrie, et une odeur de gîte avec ses
effluves mouillés (le toit était percé par endroit),
un relent de champignon en dessous. Une cheminée
d'argile avait été jadis modelée. Amogh sortit,
et avec une longue perche détruisit le nid
d'une pie qui avait bâtit dans le conduit de terre
son propre « cul-de-loup ». Ce nid était abandonné
depuis longtemps comme nous l'étions
63
dans ce monde incompréhensible. Mais l'avait-il
jamais été, compréhensible ?
Nous nous couchâmes.
Enveloppés dans nos peaux d'ours, il faisait
bon sur les banquettes de terre. Nous avions sorti
la paille moisie et l'avions remplacée par une
moisson de fougère fraîche. La couche sentait
délicieusement le sous-bois et craquait doucement
lorsque nous nous retournions. Ce petit
bruit domestique me faisait un bien fou.
Aucune trace humaine n'ayant été repérée
depuis cinq semaines, nous avons allumé un feu
dans la petite cheminée façonnée en glaise. Nous
avons mangé chaud une belle soupe de pissenlits
et d'orties agrémentée de quelques lactaires et
épaissie de châtaignes broyées. Les braises
chauffaient encore.
– Fameux ! avais-je conclu cependant
qu'Amogh cherchait en vain une tranche de
viande de cerf boucanée dans ses fontes.
– Plus de viande ! Demain je me mets en
chasse, dit-il avec une joie juvénile.
La perspective d'une traque suffisait à le
mettre en joie.
Dehors il pleuvait et l'eau s'infiltrait dans
notre gîte, les gouttes nous berçaient. Nous
64
avions souvent dormi de façon bien plus inconfortable.
Amogh qui recevait une goutte toutes
les deux secondes sur le visage posa sur sa tête
un grand carré de fourrure (des peaux de rats
musqués cousus avec de la peau d'anguille).
– Cette pluie est bien venue, dit Amogh, les
traces de gibier seront plus visibles.
– Je ne savais déjà pas bien lire, mais cette
fois-ci je crois bien que je ne sais plus du tout,
dis-je.
– Tant mieux Absalom, on va pouvoir s'alléger
et jeter ces livres qui nous encombrent.
– Ah non ! Cela me reviendra peut-être, la
mémoire nous échappe, mais parfois elle
remonte comme une bouffée d'ivresse.
– Tiens, à propos d'ivresse, tu ne devais pas
reconstituer notre stock d'alcool ?
– Pour cela il faudrait qu'on fasse une halte
de quelques semaines.
– On verra ça demain, s'il y a de la viande on
reste.
– Et il faudra trouver des pommes.1
1 Ma recette : procurez-vous une petite dizaine de
pommes bien mûres, que vous placerez dans une petite
caisse de bois (bien aérée si possible), vous mettrez entre
chaque niveau de pomme un petit étage de paille bien sec
(ce qui évitera au fruit de pourrir ). Placez le tout dans un
coin sec et sombre. Attendez un mois puis récupérez votre
caisse, et pressez ce qui reste du fruit. (ndla)
65
Le matin fut d'une beauté absolue. Je le
confie aujourd'hui, nous avions alors le sentiment
net et puissant d'une sorte de bonheur sans artifice.
Au réveil l'air avait le parfum rugueux de la
suie et nos cheveux avaient cette odeur suave et
vulgaire de la fumée. D'un geste Amogh se
découvrit, c'est-à-dire qu'il jeta la fourrure qui
couvrait son souffle et hurla :
– Argh ! Nous sommes vivants !
Je sortis de mon sommeil en souriant. La
lumière entrait par la porte et par tous ces trous
dans la toiture ; elle tombait, comme tombent des
flèches. Drue. Mais aussi cette lumière était fine
et ronde. Comment dire autrement ? Une lumière
du matin, toute neuve et lavée de frais. Dans
laquelle palpitait toute une vie de poussière. Une
de ces lumières qui vous ouvre la journée sans
arrière pensée ni tourment. On sait alors que tout
est possible.
Nous sommes restés là plusieurs semaines.
Nous entreprîmes d'abord une reconnaissance
approfondie des environs.
Le gîte était creusé dans une pente qui donnait
sur un surplomb. En dessous la vallée était
vaste comme un ventre. Vaste et lointaine. Notre
abri était masqué des regards par un taillis touffu
de châtaigniers, hêtres, buis et houx. Un miracle
66
avait guidé nos pas jusque-là. Il était impossible
de le trouver sans le recours d'un hasard inconcevable.
Seuls la pluie et l'instinct nous avaient
conduit là. Nous avons exploré les environs.
Rien.
Rien.
Rien.
Pas trace humaine, pas de branches brisées,
pas d'empreintes, pas d'odeur.
Amogh, tendu, reniflait l'atmosphère.
– Il y a des bêtes, ça oui, mais pas
d'hommes !
L'atmosphère incitait à s'acagnarder, pourtant
mille tâches nous attendaient. J'entrepris la
réparation de la toiture du « cul-de-loup »
puisque c'est le nom qui, d'emblée, avait surgi
dans la mémoire pourtant repliée d'Amogh. Nous
savions mille choses utiles à notre survie, mais
nous avions oublié les usages anciens, les modes
du temps passé, nous ne savions pas d'où nous
venions, et où il nous fallait aller. Ai-je dit que
nous avions perdu la mémoire ? Je ne sais plus...
Ici et maintenant était notre unique code. Et nous
puisions dans l'instant mille joies fines et gracieuses.
Pas d'hier et pas de demain. La vie en
somme, dans toutes ses palpitations, ses souffles,
ses soupirs et ses grimaces.
67
La toiture du cul-de-loup était construite de
troncs de châtaigniers grossièrement ligaturés
avec de l'écorce de bouleau tressée. Des perches
fixées en travers complétaient l'armature. Dessus
une grosse épaisseur de fougère. La fougère coupée
sous la bonne lune et séchée au soleil sous un
vent d'Est est un petit miracle de la nature, elle
ne pourrit pas.
Les trous qui avaient généreusement partagé
la pluie avec nous avaient été provoqués par des
branches tombées et le vent furieux d'hiver. J'entrepris
donc de consolider la charpente que
j'avais entièrement découverte. Il fallut aussi faucher
de la fougère et attendre que le soleil
accomplisse son labeur. Amogh était parti chasser
depuis plusieurs jours. Je dormais dehors.
Dans un roseau j'avais taillé une longue flûte et
d'anciens airs me revenaient sous les doigts. Au
crépuscule cette musique se mélangeait au
souffle du vent. Et je crois bien qu'alors, j'étais
heureux.
Le temps passa, le cul-de-loup était restauré,
pimpant. La fougère sèche et propre du toit exhalait
un parfum lourd de terre et de forêt, presque
enivrant, délicieux, âcre, un peu acide. La cheminée
de terre colmatée et rehaussée fonctionnait
parfaitement. Amogh tardait et je commençais à
m'inquiéter. Un soir le vent d'autan s'était levé.
68
Les arbres grinçaient comme une mâture et les
feuilles menaient un grand tapage. Le cheval de
Sophia s'agita, et tapa du sabot. Je mis cela sur le
compte de ce souffle agaçant et fou. Je compris
bientôt le trouble du cheval.
– Ah bordel et couille de moine ! J'ai bien
failli me perdre.
Dans la pénombre la silhouette d'Amogh
dessina une masse haute.
– Ah ! Enfin te voilà.
– La chasse a été belle, ami.
En effet sa monture croulait sous une charge
énorme enveloppée de peau fraîchement découpée.
– Je suis vite tombé sur les traces d'un ours.
Je me suis dit que cela vaudrait bien la fatigue
d'une traque. Un ours c'est quand même mieux
que trois chevreuils ou deux daguets. Quitte à
ramener de la viande, autant n'en ramener qu'une
seule mais qui vaille le coup. Un bon ragoût
d'épaule d'ours, mon bon Absalom, vaut tous les
risques. J'ai suivi la piste trois jours et j'ai enfin
trouvé mon grizzli qui se bâfrait de miel. J'ai
attendu que les abeilles s'éloignent et qu'il digère.
Je suis tombé sur lui comme il faisait une grosse
sieste. Cet imbécile s'était endormi sous une
saillie. Il m'a été aisé de grimper en surplomb et
de faire tomber sur lui une bonne grosse pierre
qui lui a défoncé le crâne. Même pas un soupir !
69
Évidemment si tu voulais faire du potage de cervelle
d'ours, tu seras déçu.
– Et le miel ?
– J'avais l'ours sans une égratignure, je n'allais
pas chercher les piqûres !
Nous avons mangé, mangé encore, remangé,
roté, et nous avons encore pris une belle tranche
de cuisse d'ours.
Sur nos banquettes, baignés par le parfum de
fougère et les doigts figés de graisse, nous avons
dormi dix-huit heures d'une seule traite !
On a beau dire, le ventre plein, la vie a
quand même une autre saveur.
Nous faisions une sieste grasse, emplie de
viande d'ours et de champignons à pieds bleus ;
l'orage s'est abattu sur notre abri.
La pluie, le déluge, a versé en cascades. La
toiture fraîche a tenu, mais soudain...
Soudain, un pan entier du cul-de-loup s'est
affaissé. Il faisait encore jour. Le tonnerre nous
avait éveillé, mais nous étions encore dans ces
strates fluides : pas au plérôme encore et pas sur
terre non plus. Dans cet entre-deux ravissant qui
doit-être celui de l'enfant qui ne sait pas encore
s'il est mâle ou femelle, s'il est lui-même ou sa
mère. Il ne sait pas s'il existe.
L'effondrement nous arracha à ce rêve
éveillé, à cet instant béni. Il peut arriver qu'on en
70
saisisse l'extrême pointe les jours de veille absolue,
mais ceci est très rare et c'est une autre chose
difficile à exprimer. Vous êtes dedans et dehors à
la fois. Au monde et pas de ce monde. Celui qui
a vécu cela ne l'oublie jamais.
Donc la paroi s'est affaissée et nous vîmes
une cache, alors révélée.
Une sorte de petite excavation est apparue et
dedans : deux bouteilles. Seulement deux bouteilles.
Elles avaient été cachées là par des
hommes du temps ancien, avant que le monde
devienne ce « jouir » sauvage.
Nous avons ouvert la première. ALCOOL.
Puis la seconde …ALCOOL encore. ALCOOLS
brutaux dans lesquels baignaient deux vipères.
Alors nous sommes devenus différents. C'était la
première fois que nous ingérions une substance
venue du temps d'avant.
L'alcool révèle-t-il le tréfonds des choses ou
les maquille-t-il ? Je crois que l'alcool dit la
vérité pure et que souvent elle est insupportable.
On préfère alors écarter d'une main ces évidences
acérées et revenir à la morne et paisible vie des
bêtes. Nous la connaissions déjà cette vie,
Amogh et moi. Nous en savions tous les contours
et ce confort de bovin qui (cela devenait une soudaine
évidence) ne mène à rien. Nous aurions pu
ne pas saisir cette folle rudesse, nous aurions pu
71
attendre que tout reprenne sa place. Mais nous
avons préféré foncer dans le mur, « trafiquer
dans l'inconnu » comme avait dit le cher poète.
Le cher poète disait aussi « Jadis, si je me
souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient
tous les coeurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et
je l'ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée. »
J'avais cité le poète sans me souvenir de son
nom, ni même de son poème. Il se passait une
chose extraordinaire : des morceaux passaient à
la dérive dans ma mémoire pourtant désertée.
Nous avions bu jusqu'alors des alcools. Mais des
liqueurs patiemment égouttées, faiblement brutales.
Elles nous contentaient néanmoins. Or les
deux bouteilles trouvées après l' effondrement de
la paroi venaient du monde ancien et leur puissance
était énorme. Nous les avons bues l'une
après l'autre, car il y a bien longtemps que nous
n'économisions plus nos joies, sachant que la vie
n'est rien du tout et qu'elle est furieusement
capricieuse. Je l'ai dit, nous étions sauvages et
comme tels nous prenions dans l'instant la
moindre herbe comestible, la plus fine tranche
carnée qui restait, le rayon de soleil en hiver.
Donc nous avons bu le contenu de ces deux
bouteilles. Et nous avons sombré. Au réveil il fai-
72
sait nuit noire. Je suis sorti, Amogh ronflait. J'ai
regardé le ciel, Orion était au-dessus, et pour la
première fois cette constellation me fut familière...
incompréhensiblement. Et puis j'ai redit à
haute voix cette étrange incantation :
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était
un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous
les vins coulaient. Un soir, j'ai assis la Beauté
sur mes genoux. – Et je l'ai trouvée amère. – Et
je l'ai injuriée. » Je me suis mis à trembler, à
quoi pouvait bien servir ces mots. Soudain il y en
eut d'autres qui me submergèrent :
« Orion C'est mon étoile. Elle a la forme
d'une main. C'est ma main montée au ciel »
Et des larmes me mouillèrent le visage ou
bien était-ce la pluie qui s'était remise à tomber ?
C'était la pluie, mais pas seulement.
Au bout d'un moment, sortant d'une de ces
torpeurs douces qui surviennent lorsque les vies
prennent des courbures bizarres, j'entrai dans le
cul-de-loup. Je secouai Amogh. Il fit la grimace,
grinça et s'arracha enfin à son pesant sommeil.
– Que se passe-t-il Absalom ? Oh tu me tires
d'un si beau rêve.
– Un rêve ? Un rêve, dis-tu ? Mais nous ne
rêvons plus depuis... Depuis...
73
– C'était un rêve j'en suis certain, je ne me
rappelle pas, mais il sentait la framboise, ça c'est
sûr.
– Te rends-tu compte de ce que nous vivons
Amogh ? Moi même j'ai dit des bribes de
poèmes. D'où cela vient-il ? De notre mémoire ?
Mais nous n'en avons plus.
– Nous n'avions plus de rêves et je viens
d'en faire un, je le sais, je le sens, il était beau et
avait la saveur d'un baiser... Enfin je crois, si je
crois me souvenir de la saveur d'un baiser. En
tout cas cela y ressemblait.
– Nous avons changé Amogh. Et rien ne
nous est arrivé d'extraordinaire sauf la découverte
de ces deux vieilles bouteilles. Venues du
monde ancien, auraient-elles reliées dans nos
têtes les fils brisés depuis mille lunaisons ?
Mille lunaisons, car si nous avions perdu la
mémoire, le temps n'avait que peu de prise sur
nous.Amogh me regardait d'un regard de chasseur,
il cherchait à comprendre.
– Ouais, c'est bien possible ce que tu dis,
mais les bouteilles sont bues. Nous ne saurons
jamais si cet alcool est une souveraine potion.
– Cherchons, il y en a peut-être d'autres !
Alors, dans la pénombre et sous le déluge
qui avait repris, nous avons creusé à mains nues
la paroi de terre à l'endroit où l'ancien placard
74
était apparu la nuit dernière après l'effondrement.
En vain.
– Non, il ne faut pas chercher où l'on a déjà
trouvé. Creuse là et moi là-bas.
Deux heures plus tard nous étions couverts
de boue et tristes.
– Ou alors sous nos pieds !
Et nous découvrîmes à quelques coudées
une sorte de plancher composé de rondins d'acacia.
Nous soulevâmes ce couvercle. Et apparût
une sentine vaseuse assez exiguë mais pleine de
bouteilles !
Ces bouteilles comme les deux précédentes
venaient du monde d'avant la mémoire perdue.
Elles contenaient aussi des serpents mais pas
toutes, elles avaient des arômes de framboise, de
poire et de prune. Nous en bûmes deux chacun
sans attendre. Et nous nous affaissâmes sur nos
paillasses insensibles à la pluie rageuse qui avait
fini par se frayer un chemin dans la fougère et
qui commençait à tremper notre gîte. Combien
de temps dura le somme ? Je l'ignore. Mais au
réveil, en plus d'une furieuse migraine je sentis le
soleil qui me frappait le front. Amogh était déjà
éveillé et souriait niaisement.
– Que t'arrive-t-il ? lui ai-je demandé.
– J'ai de nouveau rêvé, et je m'en souviens !
murmura-t-il comme s'il se répondait à lui-
75
même.
– Comment cela ? Tu te souviens de ton
rêve ? Cela signifie que cet alcool ancien nous
fait devenir des hommes nouveaux, je veux dire
des hommes d'avant ?
– Je crois bien que oui.
– Raconte, raconte-moi.
– C'est une longue histoire. J'étais un minuscule
hobereau dans un fond mouillé de Sologne.
Bien sûr je ne travaillais pas, je veillais à entretenir
mes forêts, à pêcher mes étangs, à chasser le
canard aussi. Mon épouse était souffreteuse, très
pâle et un peu triste, maigre aussi, avec un beau
sourire las. Elle était navrée de me causer tant de
tracas. Elle brodait et parfois fredonnait une
vieille chanson anglaise « I love you in the morning...
».
Amogh poursuivait, avait-il parlé si longtemps
un jour ? Je ne me souvenais pas. Il revivait
son rêve entièrement.
– Je vais dans une forêt de pin sylvestre.
Mon cheval va son pas de cheval. Il n'y a rien à
faire qu'aller droit devant, et l'imagination aussi
va son chemin. Elle et moi, nous nous sommes
connus un jour de 14 juillet lors du défilé des
hussards dans le chef lieu de canton. Notre union
a rassemblé nos terres mitoyennes mais n'a pas
donné d'enfant.
76
Mon nom est Hubert de Chrismon. Je suis le
fils unique d'un gros industriel de l'Est, aciérie, je
vis dans cette grande maison, pas un château,
mais vaste quand même, achetée par un aïeul en
1830. La Sologne est un endroit fort insalubre. Les
autochtones sont petits et fiévreux, noirs de poil
et très superstitieux. J'ai bien essayé d'enseigner
à mes fermiers l'usage de la bassine pour se laver
au moins une fois pas mois, mais en vain.
Ils vont à l'église, ça oui, ils portent le
rosaire et parfois un cilice, mais il n'empêche,
leurs sentiers sont truffés de signes magiques,
mon garde-chasse m'enseigne ces superstitions
médiévales. De vrais nègres !
C'est la guerre, j'en suis bien sûr, une guerre
qui couine et pour lequel on a inventé un mot :
"brutalisation", c'est n'avoir plus aucun sentiment
de peur, ni d'horreur, être totalement insensible.
Céleste – c'est le nom de mon épouse –
meurt de la grippe espagnole, c'est bien la seule
note exotique qu'elle aura connu dans sa vie, la
pauvre femme. Et moi je suis revenu du chaos
avec une jambe et un bras en moins. Les hivers
sont longs.
Je vends du bois sur pied à des entreprises
de bûcheronnage. Le pin sylvestre a une bonne
cote, on en fait du bois de mine, il crie avant de
rompre et parfois les hommes ont le temps de
77
s'échapper du boyau avant qu'il ne s'effondre. La
vente des bois sur pied est d'un fructueux rapport.
J'ai retrouvé ces bois, peut-être les miens,
dans les abris sous la mitraille. Tous les hivers,
les futaies résonnent des coups de la cognée et de
la plainte incessante des "passe-partout", ces
longues scies à deux manches. Les bûcherons
s'installent pour la saison sur nos terres, ils
creusent des fosses d'un mètre cinquante de profondeur
qu'ils couvrent d'une charpente sommaire.
La couverture est faite de brassées de fougère
amassées en couches épaisses. Cela s'appelle
des "culs-de-loup".
Ils dorment là avec un poêle où mijote une
soupe de châtaigne et de chou. Je sais bien aussi
que, parfois, un lièvre y passe, car il braconnent
les bougres ! Je laisse faire, ce qui me vaut la
désapprobation respectueuse de mon gardechasse
:
" Monsieur vous ne devriez pas accepter
cela. Le braconnage est un délit, et je passe aux
yeux de mes collègues pour un incapable. Marius
le garde-chasse de Monsieur le Marquis, votre
voisin, se moque de moi !"
Bien que je trépignais de connaître la suite,
car tout un monde imaginaire entrait soudain
dans notre vie animale, j'interrompis Amogh.
– Attends, attends ce cul-de-loup dont tu
78
parles c'est notre abri aujourd'hui, cela signifie
que nous sommes dans un endroit jadis occupé
par des bûcherons solognots. Les bouteilles que
nous avons trouvées leur appartiennent.
– Il faut croire, et cet alcool rallume des feux
éteints depuis longtemps. Mais laisse-moi continuer,
j'ai peur d'oublier... Heu... Il m'arrive parfois
de passer quelques heures au lupanar. J'y
allais déjà avant-guerre et depuis que je suis
infirme j'y ai mes habitudes, on me chouchoute
comme un héros. Moi ! Un héros ! Quelle
blague. J'ai sauté avec la grenade que je voulais
lancer, j'ai glissé, je suis tombé dessus... Quel
con !
La maison était fort bien tenue avec des
filles propres et expertes. Nous y buvions du
Champagne et fumions d'excellents cigares
minuscules venus des îles. Céleste, ma femme,
s'en doutait bien. Elle préférait cela, je crois, à
une maîtresse. Une maîtresse, j'en avais eu une,
Hortense, la femme du médecin, mais nous
avions rompu sans larmes. Nous ne nous aimions
pas, c'était une affaire entendue. Elle et son mari
sont partis, je crois, en Belgique. Elle était juive,
il me semble. Son époux était un bon praticien,
mais Israélite aussi, donc jamais à la messe ! Et
tu imagines ici quelqu'un qui n'irait pas à la
messe ! En Sologne les protestants ne sont jamais
venus, la région est trop pauvre, tu penses bien.
79
Et l'on dit que des Sarrasins auraient fait souche
ici, après la défaite de Poitiers. Des avant-gardes
se seraient perdues dans ces marais... Ce qui
expliquerait le sombre des peaux locales et les
faciès rugueux... Mais il y a bien longtemps que
ces infidèles sont devenus de pieux catholiques...
Heu.... Heu... C'est tout, après tu m'as réveillé.
– Ah ! C'est trop stupide !
– Je ne te le fais pas dire. Mais le jour se
lève, le « cul-de-loup » est devenu un cul de
basse-fosse.
En effet le gîte ressemblait à un ergastule, la
boue collait au mur, on s'enfonçait dans le sol
jusqu'aux chevilles. Il était temps de faire ce que
nous faisions depuis toujours : partir.
– Comment je t'appelle désormais ? Hubert
de Chrismon ? Comme le nom que tu portais
dans ton songe ?
– Tu m'appelles Amogh, seulement
Amogh ! J'ai déjà oublié mon rêve.
– Et moi j'oublie ton récit. Ah que l'air est
doux ! Et sens-tu le lourd fumet de l'humus ?
– Prenons à l'Est. Allons dans les montagnes.
Le gibier sera abondant et nous n'y avons
jamais croisé d'hommes bleus.
Derrière nous une longue flamme s'élevait.
Le cul-de-loup brûlait. En bons barbares nous ne
laissions pas de traces. Mais nos fontes étaient
lourdes des bouteilles d'alcool exhumées ici. Moi
80
aussi je voulais rêver.
Nous avons franchi deux vallées plantées de
bouleaux et de frênes. Le sol était spongieux. De
vastes étendues de fougères ponctuaient les
touffes de noisetiers. Amogh voulut qu'on fasse
halte au pied d'un buisson épais. Il cherchait
exactement ces belles tiges élancées pour tailler
un arc. Nous avions déjà un arc d'acacia solide et
puissant, mais il voulait une arme plus légère
propice à la chasse au petit gibier. Deux hampes
souples absolument semblables furent coupées et
ligaturées entre elles avec un fort lien de cuir.
Les extrémités longuement travaillées furent effilées.
Une lanière fut prélevée sur un long bambou,
et torsadée. Il n'avait pas fallu plus de deux
jours pour fabriquer l'arme. J'en profitais pour
soigner une vilaine toux qui me tenaillait la poitrine
depuis les nuits mouillées et alcoolisées
dans le « cul-de-loup ». Je composais une infusion
: lichen d'Islande abondant dans les dolines
que nous bordions depuis plusieurs jours, racine
décortiquée de guimauve et de réglisse, sommités
de serpolets, fleurs de pensée sauvage, pétales
de coquelicots, fruits d'anis vert. Avec un cataplasme
de graines de lin broyées, le remède est
souverain.
Nous abordions les pentes.
Nous n'avions pas bu d'alcool encore.
81
Après avoir traversé la châtaigneraie rescapée
des combats contre l'orage, le chemin de
crête était comme une zone franche. La foudre
avait frappé un arbre sur deux, et plus encore. Le
sentier était jonché de branches calcinées. Les
bombardements célestes avaient été ici considérables
! Les arbres éventrés sauvaient tout de
même quelques feuilles. Ces gueules cassées
avaient de ces tendresses de fillette !
Nous sommes montés encore. Dans un
champ de pierres encore chaudes de l'automne.
Un lézard amoureux zigzaguant sur la lauze
a chu.
Nous montions toujours sans hâte. Nous
étions primaires mais à la façon des races qui
entrent dans l'histoire comme l'écrit François
Augérias. Nous étions en quête de l'hiver qui
était pour nous « une fête très ancienne ». Nous
atteignîmes ainsi le sommet d'une colline qui
annonçait les montagnes lointaines. Bizarrement
il était pelé et la roche blanche apparaissait nue,
polie par les gels et les pluies. Les sabots des
chevaux résonnaient là dans le silence, c'était
comme si nous arpentions un os énorme, le crâne
d'un géant enfoui et que les intempéries commençaient
d'exhumer. Qui aurait eu envie de par-
82
ler ici. Je pensais à Sophia morte dans sa plénitude,
à quel âge ? Le gaz qui avait anéanti des
milliards d'individus avait offert une considérable
longévité aux rares survivants et spécialement
aux femmes qui semblaient jeunes sans
cesse. Jeunes et stériles.
Nous avons quitté ce crâne monstrueux
pour entrer dans un bois de trembles. Les troncs
griffés de petits losanges étaient comme des
temples « où de vivants piliers laissaient sortir de
confuses paroles ». Des chuchotis murmurés par
les frondaisons frémissantes et bavardes.
Le lendemain le paysage changea et devint
un énorme chaos rugueux.
L'air sentait le miel chaud et le suint. Le
vent, le caillou et des chardons ardus.
Le pays était frustre et crépu.
Un peu plus loin une falaise gigantesque
nous regardait de très haut. Les rapaces alentis
filaient souplement en spirales molles. C'était un
lieu très haut placé dans le vent.
Les vents devaient y souffler des quatre
coins cardinaux à tour de rôle et peut-être même
parfois des quatre coins en même temps. Pas
d'arbre sur la paroi. Ici et là, seulement de
maigres arbustes qui parvenaient à glisser une
racine dans les minces fentes de la roche. Le
végétal s'y installait comme il pouvait. Et gran-
83
dissait comme il pouvait sous les rafales nerveuses.
Petits arbres épineux, toujours vieux, tordus,
avares de tout et surtout de fleurs qui ne sentaient
rien et n'avaient rien à donner qu'une
vague couleur blanchâtre. Venaient ensuite de
tout petits fruits sans chair. Ici la vie était sans
luxe !
Voilà qui nous convenait parfaitement, voilà
qui nourrissait à merveille nos méditations. Nous
n'avions pas prononcé dix paroles depuis plusieurs
jours. Chacun allait à ses nécessités sans
avoir besoin de commentaires. Nous chevauchions
de concert depuis si longtemps Amogh et
moi que nous savions précisément ce qu'il y avait
à faire aux moments utiles. Les tâches n'étaient
pas à proprement parlé partagées. Mais communes,
elles s'harmonisaient selon les exigences
du moment. J'allumais le feu quand il soignait les
montures ou l'inverse sans qu'il soit besoin d'organisation.
L'instinct prévalait. Seule différence :
il était chasseur et moi cueilleur.
Ici la mousse n'était pas de la mousse, elle
était rêche et pouvait écorcher la main comme
une brosse de métal. Les plantes grasses étaient
rouges de honte et ne se montraient guère. On
pouvait s'interroger : à quoi pensaient-elles sous
les mois de neige ?
La saxifrage était la plus obstinée, elle
84
s'installait (si l'on peut dire) dans un creux de la
taille de la main, et ne se nourrissait que de vent.
Elle économisait sur tout, sur l'eau et sur sa respiration.
Quand elle perdait une feuille minuscule,
tout de suite elle en faisait un demi-gramme
d'humus qui s'envolait vite et que volait sans vergogne
la plante grasse.
Nous abordâmes un champ d'énormes
pierres en débâcle, une confusion monstrueuse et
minérale. La pluie avait taillé là-dedans à grande
rage, avec une force de titan. La montagne avait
été hachée mais à la façon des géants ivres, sans
plans et sans but. Tout autour ce n'était que des
masses de remparts, de labyrinthes fortifiés, des
redans, des échauguettes, des courtines, des donjons
efflanqués, des tours bancales, des créneaux
effondrés, et soudain s'ouvrait sans but une sente
de pelouse tendre, miraculeuse et brève. La solitude
était totale, absolue, tranchante. On pouvait
se dire que vivre ici était impossible : il n'y avait
pas d'arbre pour s'y embrancher. Nous y sommes
restés quelques temps, la férocité du caillou nous
plaisait bien.
Une nuit alors que nous nous étions enveloppés
dans nos peaux d'ours, le givre est tombé.
Alors nous avons bu successivement deux bouteilles.
Et j'ai rêvé !
85
Puis la vie changea. Je devins cruel. Et solitaire.
Boire de l'alcool est une expérience singulière.
Il faut le savoir, l'alcool est un terrible ami
qui vous murmure d'atroces vérités et qui, en
même temps, vous ment. Comment faire le tri ?
Par une inclinaison divine nous avons tendance à
écouter les vérités. Ces vérités qui rendent libres.
Ces vérités qui retirent les oripeaux et le gras des
choses. Elles apparaissent alors, soudaines et
acérées, insupportables même. Tant pis, il faut
creuser, affouiller, exhumer. Il faut être libre. Et
quoi de plus enivrant que la liberté ?
Oui, ivre je me suis roulé dans ma peau
d'ours et … Et une solitude somptueuse m'a sauté
à la gorge comme un chien fou. Elle m'a saigné.
Elle m'a transmis sa funeste et merveilleuse
maladie. Je n'ai plus été le même alors... Ou alors
je suis devenu celui qu'il fallait être, celui que,
profondément j'étais.
SANS SOUVENIR … C'EST-À-DIRE
SANS REMORDS ET SANS REGRET. Absolument,
totalement, somptueusement : SAUVAGE.
Alors où est le mensonge ? Le mensonge :
c'est l’illusion. Pire c'est l'imagination. C'est elle
qui crée le monde et nous pousse à l'arpenter.
Contrairement à la Vérité, le mensonge à mille
visages, mille douceurs, mille tourments. Le
86
mensonge invente. C'est là sa qualité première. Il
vous entortille, vous caresse, vous dit des mots
aimants. C'est à cela qu'on le reconnaît. Ah ! On
se promenait en virile compagnie dans les landes
et les pentes jusqu'alors. Mais cela change désormais.
De vieux alcools sont de retour, dévastateurs
et véridiques. Et il y a pire !
Voici mon rêve. Je m'en souviens bien. Il me
hante.
Donc je m'appelle Aaron. Je suis juif. Je suis
Ashkénaze. Je quitte à peine l'adolescence. Je
porte naturellement les péotes le long des
tempes. Je les porte depuis l'âge de 3 ans. Quand
à cet âge on m'a coupé les cheveux lors de cette
fête spéciale, "l'afcharanach", et qu'on m'a laissé
le cheveu intact de chaque côté de la tête.
À 3 ans j'ai quitté le monde des tout-petits,
je me suis éloigné un peu de ma mère. Pas trop
tout de même.
Elle s'appelle Ava qui veut dire « je désire ».
Mes péotes ont poussé depuis. Je suis blondroux,
j'ai les yeux marrons, le cheveu fin.
Quatre tresses descendent le long de mes
chemises, ce sont les "tsitsit" car la Torah a pres-
87
crit : « Tu mettras des franges aux quatre coins
du vêtement dont tu te couvriras ».
Je ne sais pas trop ce que fait mon père, il
est commerçant sans doute, en velours certainement.
Sinon pourquoi, encore, aimerais-je tant le
velours et son odeur de métier à tisser, son parfum
lourd de bête ? Est-il commerçant ou possède-
t-il une filature ?
J'adore ma mère, j'ai cinq soeurs. L'aînée est
mariée. Toutes sont belles. Je suis le 4e. Ma plus
petite soeur a 4 ans, tout le monde l'adore, elle est
espiègle et câline. Elle s'appelle Chalva qui veut
dire « sérénité ».
Aaron, c'est mon nom, veut dire : « je chanterai
les louanges de dieu ». Ce prénom, c'est
celui du frère aîné de Moïse. Dans le livre de
l'Exode, Aaron est intimement mêlé aux multiples
aventures du peuple juif fuyant l'Égypte ; il
ira jusqu'à laisser construire la célèbre statue du
veau d'or, symbole de la tentation païenne.
J'ignore pourquoi mes parents ont choisi ce prénom,
peut-être pour que je sois en tête des listes
alphabétiques ; avec deux "A" il était difficile de
me passer devant. J'étais bien placé pour une
quelconque distribution. J'y ai pensé quand les
coups sont arrivés, j'ai eu mon compte, plus que
les autres. Et peut-être aussi parce que je suis de
88
grande taille.
Je vais régulièrement à la maison d'études, je
joue au club d'échecs, j'apprends le violon et je
ne joue pas très bien.
Je suis amoureux, elle s'appelle Liraz qui
signifie « mon mystère » mais je l'appelle Lipaz
qui veut dire « mon or pur ». J'ai cru ne pas lui
être indifférent et je n'ai plus douté le jour où elle
m'a offert un beignet. Les filles sont étranges,
elles te refusent la main que tu cherches à saisir
un jour, et le lendemain, ce sont elles qui
viennent te tenir la main sur le chemin, en pressant
le pas pour arriver à ta hauteur. Elles protestent
avec fureur si tu veux leur donner un baiser
et le lendemain ce sont elles qui, furtivement,
en déposent un sur ta joue. Je me demande à quoi
elles jouent. Surtout Lipaz qui semble, dans ce
domaine, plus insaisissable que les autres. Ou
alors est-ce moi qui suis toujours à contretemps
? J'en parle à mon pote Joseph qui me dit :
« En vrai elles sont toujours d'accord mais elles
ne le savent pas. » J'hésite à user du précepte
avec Lipaz, un jour que j'ai voulu poser mes
lèvres sur les siennes, elle m'a donné un coup de
poing sur la poitrine et m'a boudé pendant deux
semaines. Maintenant ça va mieux, ça va mieux
avec Lipaz, parce que sinon la vie, elle, devient
89
difficile.
Les nazis sont arrivés dans la province il y a
quatre mois. Et le chef du shtetl est régulièrement
convoqué dans la capitale du district. Il y
va accompagné. Mon père fait partie de la délégation.
L'autre jour, le chef est revenu avec le
visage en sang. Mon père a dit qu'il était tombé
sur une pierre. Mais j'ai su le lendemain qu'il
avait été frappé par un gourdin. Ils ont entrepris
la collecte des bijoux en or et des pierres précieuses.
Maman ne voulait pas donner son étoile
et sa chaîne offerte par papa lors de leurs fiançailles.
Mon père lui a délicatement retiré du cou
en disant « il le faut, il le faut bien ». Lipaz a
donné ses boucles d'oreille. C'est dommage, je
les aimais bien ces boucles. La vie devient de
plus en plus difficile, la communauté doit payer
chaque mois une somme considérable aux nazis,
et quand nous avons du retard ils viennent. Ils
nous emmènent, nous les hommes, sur la place
du shtetl.
Sur la place du village, ils ont constitué deux
longues rangées de soldats armés de longs bâtons
et nous avons dû passer trois fois sous la grêle de
coups. Comme je suis grand j'en ai pris plus que
mon compte. Au début c'est très douloureux et
puis bizarrement au troisième passage c'est plus
facile. Je pense qu'on sait mieux se protéger,
90
mais Joseph qui a eu la peau d'une pommette
éclatée me dit avec son gros oeil bleu : « Moi, je
crois plutôt qu'ils étaient fatigués de cogner. On
ne frappe pas 112 hommes trois fois de suite sans
s'essouffler ». On sourit un peu mais cela fait mal
aux lèvres tuméfiées. Je suis noir, et j'ai le nez
cassé. Lipaz m'a consolé en me caressant le visage.
Je me suis dit que finalement j'avais un peu de
chance quand même. Une caresse de Lipaz !
Un jour nous sommes chargés brutalement
sur des camions plats. Il fait un froid terrible.
Nous avons quelques bagages légers et nous
sommes enroulés dans nos couvertures. Tout le
shtetl est ainsi vidé en une matinée.
Nous arrivons dans une ville, on entre dans
un quartier grillagé de barbelés. « C'est le ghetto,
le ghetto », disent avec joie mes voisins, ils
semblent soulagés. Ils ont pensé, comme moi,
qu'on nous conduisait au bord d'une fosse, on dit
que les nazis font cela. Ils auraient ainsi fusillé
des communautés entières
– Même les femmes et les enfants ?
– Oui, ils commencent pas les hommes pour
ne pas risquer une révolte. Ensuite les femmes et
les enfants, une balle dans la nuque, tu tombes
sur les autres, une couche de chaux vive et une
de terre, et on recommence. Cela dure des journées
entières. Cela s'est passé plus à l'Est, à la
91
frontière de l'Ukraine. Les victimes attendent
derrière un rideau d'arbres et entendent les détonations.
Que faire d'autres ?
– Et si tu n'es que blessé ?
– C'est pareil. Ils font déshabiller tout le
monde.
– Pas les femmes quand même !
– Si.
– Pas les jeunes filles ?
– Pareil.
J'ai les cheveux qui se dressent sur la tête,
impossible d'imaginer Lipaz nue devant les soldats.
La vie au ghetto a commencé.
Il était déjà surpeuplé, le Judenrat nous a
attribué une pièce pour nous huit, papa, maman,
mes cinq soeurs et moi. Lipaz et sa famille
habitent à deux rues d'ici. Le Judenrat c'est la
délégation chargée d'organiser la vie ici, elle a
même sa police. Les SS ont dit : « Si vous ne le
faites pas, nous on va s'en occuper et vous regretterez
d'avoir dit non ». Comme ça les SS donnent
les ordres et des juifs se chargent de les faire exécuter,
parfois à coups de bâton.
La vie au ghetto est dure. Nous sommes les
uns sur les autres. Il n'y a qu'un seul robinet pour
tout l'immeuble. Et bien souvent l'eau est coupée.
92
Les gens s'engueulent. La voisine rouspétait ce
matin parce que ma mère avait pris deux bassines
d'eau, et quand son tour est venu, l'eau n'arrivait
plus. Maman lui a donné une de ses cuvettes
mais ce n'était pas suffisant, elle couinait encore.
Mon père m'étonne. Il n'avait plus rien à
donner quand les nazis nous dépouillaient au
shtetl, et pour cela j'ai été battu quatre fois. Mais
ici dans le ghetto il a sorti de la doublure de son
gros manteau dix petits diamants. « Avec cela on
va tenir un peu », a-t-il dit tristement. Il faut bien
acheter du pain et quelques légumes, et il y a toujours
des gens intéressés par les diamants.
Il n'y a plus de rat, ni de chat, ni de chien, ils
étaient déjà tous mangés quand nous sommes
arrivés. Les poux eux sont bien là. Je me gratte
furieusement et ma petite soeur si jolie est couverte
de boutons infectés. Je passe mon temps
dans la rue à chercher un petit boulot : décharger
un camion de pierres pour deux pièces, vendre
une vieille paire de chaussures volées dans un
immeuble voisin... Il fait un froid terrible et nous
dormons tous ensemble, en même temps. Nous
n'avons pas de nouvelles de ma soeur mariée, elle
a été emmenée ailleurs avec son mari.
Ma petite soeur a la fièvre.
Le printemps arrive enfin.
Je vais voir Lipaz aussi souvent que je peux.
Je ne sais pas comment elle fait, mais elle est
93
toujours fraîche et jolie. L'autre jour, ô miracle,
elle avait une petite branche de lilas blanc dans
les cheveux. Son frère travaille dans la police
juive, il est bien nourri, il a des privilèges, il trafique.
Il ne m'aime pas et j'évite de le croiser...
Pas envie de goûter de son bâton ! Les enfants
jouent aux contrôles de papier et à la police. Ils
font semblant de se bastonner.
Je lui ai dit combien elle était belle, elle a
souri, et quand nous nous sommes quittés, elle
s'est retournée, et m'a envoyé un baiser. Je l'ai
pris au vol et je l'ai mis dans ma poche où il y
avait un quignon.
J'ai trouvé du boulot. Je suis recruté par le
Judenrat. Il s'agit de construire un mur de quatre
mètres de haut tout autour du ghetto.
Je suis, le plus clair de mon temps, hors du
ghetto, à vingt centimètres hors de la limite. Mais
les SS ne tirent pas, j'ai le droit, il me faut bien
être là pour poser les briques. Dehors les gens
passent. Ils vont leur vie simple et naturelle. Ils
ont les souliers cirés, ils cirent leurs souliers. Une
femme m'a croisé, elle avait dans les bras un gros
bouquet de tulipes, c'était inouï. Elle revenait de
chez le coiffeur, elle sentait le parfum. Quelle vie
merveilleuse elle doit mener...
94
Avec ce boulot je ramène des suppléments
de soupe à la maison. Hier j'ai été rossé par un
SS, il est arrivé derrière moi et je ne l'ai pas vu.
J'aurais dû enlever ma casquette en signe de
déférence. Il m'a asséné un coup de cravache derrière
la nuque. Il a hurlé comme hurlent ces gens,
son chien m'a mordu à la jambe comme il me
donnait un violent coup de botte dans la poitrine.
Depuis je boite et je crois avoir deux côtes
cassées, ce n'est pas facile pour pousser la
brouette, et lever les briques.
Des fois je vais sur le pont qui enjambe la
rue... Cette rue ne fait pas partie du ghetto.
On peut y voir circuler des gens libres qui
vont et viennent à leur gré, c'est très beau à voir.
Ils poussent des enfants dans des berceaux. Au
ghetto il n'y a pas de berceau, mais plein d'enfants
qui piaillent dans tous les sens. Ils sont chapardeurs
comme des chats !
Mais j'ai eu du pain ce matin, et ce soir j'en
ai donné un gros morceau à Lipaz dont les joues
se creusent un peu. Elle s'est penchée et elle m'a
donné un baiser, un vrai, bouche contre bouche.
C'est notre premier baiser d'amour. C'était dans la
rue Tadeusz Kościuszko, devant le n°21. On
95
n'oublie pas ça.
Les temps sont durs. Depuis que le mur est
fini, je n'ai plus guère de boulot. Des fois je suis
embauché pour ramasser les cadavres dans la
rue. Les gens meurent de tout, de faim, de tristesse,
de suicide, de maladie, de solitude. Surtout
les vieux et les enfants. Les familles les déposent
devant chez eux sur le trottoir comme des
ordures. Mais que peuvent-ils faire d'autres ? Et
puis des fois le mort s'est éteint là où il était, à
deux pâtés de maison de chez lui. On charge les
corps comme des bouts de bois dans une charrette
à bras et on les jette ensuite dans un camion
qui part je ne sais où.
Les rafles ont commencé, le Judenrat établit
les listes. Les gens sont convoqués sur une place
où, à coups de matraque les SS viennent les chercher.
Ils partent ainsi à pied vers la gare. Et après
on ne sait pas. On dit qu'ils vont à Pitchipoï, que
c'est bien là-bas parce qu'on travaille. Et qui travaille,
mange ; tout le monde sait cela. « Même
les enfants travaillent ? » « Ben oui des petits
boulots pour gosses, comme balayer les ateliers...
j'imagine. » « Et les vieux ? » « Ben des trucs de
vieux, couture, cirage de bottes... »
On leur dit d'apporter de quoi manger pendant
3 ou 4 jours. 3 jours ! Ici on est bien heureux
si on trouve assez pour trois repas d'affilée.
96
Un jour mon père a été convoqué. Il est allé
consulter la liste du quartier, son nom était dessus,
avec deux de mes soeurs les plus grandes ! Il
vaut mieux surveiller la liste parce que sinon
c'est la police du ghetto qui vient te chercher, et
sans douceur. Personne n'a envie de se faire
matraquer sous les yeux de ses enfants.
Il a dit de ne pas s'inquiéter, qu'ils allaient
travailler, qu'il écrirait. Ici on n'a jamais reçu de
lettre. « Je me débrouillerai, vous savez bien que
je suis débrouillard ».
Je vois Lipaz aussi souvent que possible.
Nous nous asseyons au pied du mur, nous nous
tenons la main. On s'embrasse furtivement quand
on se quitte. Comme nous tous, elle est inquiète.
Des fois, quand les SS n'ont pas leur compte
parce qu'un célibataire, ou un inconscient, ne
s'est pas présenté à la convocation, ils prennent
n'importe qui au hasard. Elle a peur d'être ainsi
emportée, et l'autre jour elle a dit : « J'ai peur
qu'ils t'enlèvent aussi », c'est la chose la plus
gentille que j'ai entendue depuis un an ! Et cela
m'a fait pleurer.
Le ghetto pourtant ne se vide pas, ce qui part
d'un côté, un autre côté le remplit.
C'est bien, d'une certaine manière, parce que
97
les nouveaux ont apporté à manger avec eux, et
comme ils n'ont pas encore trop manqué, ils sont
encore un peu généreux.
Des petits enfants très malins ont fait une
sorte de tunnel sous le mur, ils sortent par là et
rapportent des patates sous leurs nippes. Ah les
pirates, ils sont drôles et rusés. On les appelle
"les petits rats du ghetto".
Je les aime bien. Je fais le guet pour eux, ils
me donnent des pommes de terre en échange.
Lipaz aime beaucoup les pommes de terre.
Et elle me donne un baiser par patate. C'est un
jeu que nous avons inventé.
C'est un beau jeu que j'aime bien et je gagne
toujours. Plus précisément je triche et je gagne.
Lipaz est toute pâle, son nom est inscrit sur
la liste de son immeuble. Elle est la première de
sa famille à partir. Sa mère reste avec son petit
frère, et comme son grand frère fait partie de la
police juive du ghetto, lui ne partira jamais, ou
alors le dernier. Elle me serre les mains et commence
à pleurer. Je l'embrasse dans le cou et sur
les yeux. Son sel c'est ma vie.
Alors j'ai fait un truc. Je suis allé dans son
immeuble le soir, seul. J'ai vite trouvé un jeune
98
gars qui n'a pas mieux demandé que de me donner
son nom. Car je vais partir avec Lipaz. Je ne
veux pas que les nazis l'emmènent. Je pars avec
elle. Je n'ai rien dit à ma mère. À personne. Cela
n'a rien d'héroïque. L'amour se moque bien des
héros. De toute façon je sais qu'un jour aussi je
verrai mon nom sur une liste. Alors... plus tôt...
plus tard.
Au matin quand je suis arrivé sur la place où
se déroule l'appel, j'ai vu sa silhouette svelte. Je
me suis approché tout doucement par derrière,
j'ai mis mes mains sur ses yeux et j'ai dit « c'est
qui ? ». Elle était heureuse. Il y avait du monde,
elle a amorcé le geste d'un baiser, mais il y avait
tant de monde, qu'elle m'a juste caressé la main.
Elle ne m'a rien demandé, elle savait que j'étais
là pour elle, ou plus précisément avec elle.
Nous sommes montés dans le camion, il faisait
beau. C'est comme si nous partions en
balade. Il n'y a pas eu de violence. Nous sommes
arrivés sur le quai de la gare. Nous avons attendu
longtemps et nous avons parlé. Oui nous resterons
ensemble désormais. Nous nous installerons
dans le même atelier. Nous ne ferons pas d'enfant
tout de suite, nous attendrons des jours meilleurs.
Elle m'a raconté comment elle m'avait repéré
naguère, c'était au cours de violon. Et moi je lui
99
ai dit, aussi, quand je l'avais vue pour la première
fois... Nous sommes montés dans le wagon, moi le
premier.
Je lui ai tendu la main, elle était légère. Dans
le wagon : un peu de paille, un tonneau pour
faire les besoins, deux seaux d'eau. Nous
sommes pressés là-dedans. Et c'est délicieux. Je
suis collé à elle. Elle sent bien quel effet cela me
fait. Je suis gêné, mais pas elle. Cela m'étonne un
peu. Nous avons voyagé ainsi comme des amants
pendant un jour dans une puanteur étonnante.
Nous nous sommes un peu caressés dans le noir,
comme des amants.
Mais hélas le voyage s'est achevé. Les portes
se sont ouvertes.
Il y a le soleil qui donne à plein.
Nous avons sauté du wagon sous les coups
de cravache.
Nous sommes peut-être deux mille là. À
coups de gourdin on met les hommes d'un côté,
les femmes de l'autre.
Je reste exactement à sa hauteur. Un officier
passe. Il cogne sur une vieille femme qui ne sait
pas pourquoi. Personne ne sait pourquoi. Il s'arrête
devant Lipaz et se met à vociférer. Comme
Lipaz je me demande pourquoi. Mon voisin me
dit : « Il gueule parce qu'elle garde son chapeau
100
devant lui. » Il lève sa cravache et lui en donne
un terrible coup sur la tête.
D'un bond je suis sur le SS, qui est tout petit,
je lui mets la gueule en sang. J'essaie de lui crever
les yeux, je suis fou de rage. Vraiment fou de
rage.
Après... je ne sais plus. Je ne sais plus si j'ai
été battu à mort là sur le quai ou si j'ai été pendu
dans l'heure qui a suivi.
Voilà c'était mon rêve. Mon premier rêve
depuis... je ne me souviens plus depuis quand.
Mais ce rêve je m'en souviens parfaitement. C'est
l'effet de cet alcool venu de l'autre monde, de ces
bouteilles trouvées dans la cabane. Je redeviens
l'homme que je fus. Mais ce rêve me hante
désormais. Et c'est décidé... Je vais changer de
vie.
Ainsi mon seul, mon unique souvenir est ce
rêve atroce, fallait-il tout ce temps, toute cette
errance pour en arriver là ? Je maudissais ces
bouteilles d'alcool fort trouvées dans ce réduit,
dans l'ancienne hutte abandonnée par les
hommes anciens. Au fil des jours je remâchais
ma douleur et ma fureur. Je changeais. Hélas, je
changeais. Et Amogh s'en aperçut. Mais je ne
répondis pas à ses questions. J'avais aimé une
femme dans mon rêve, et j'avais perdu cet amour.
101
C'EST ALORS QUE JE ME RÉSOLUS À
DEVENIR SCÉLÉRAT.
Une nuit alors qu'Amogh ronflait puissamment,
j'abandonnais mes vêtements, et, nu, je
partis.
Il me fallait m'éloigner vite pour qu'Amogh
le chasseur perde ma trace. Je franchissais des
fondrières, des marais, des tourbières sous la
lune. En abandonnant mes traces avec une rage
folle et une volupté vénéneuse, je traversais à la
nage un étang. À l'aube j'atteignais l'autre bord,
mais je prenais garde de ne pas poser le pied sur
la rive. Je me saisis d'un roseau et je m'enfouis
sous la vase. Je restai là longtemps. Longtemps.
Longtemps sans froid ni faim, en compagnie de
Lipaz.
Lorsque je suis sorti de ma tombe mouillée
j'avais faim. Sur le sable de l'étang je vis les
traces de plusieurs chevaux. Elles étaient claires.
Ils étaient liés les uns au autres. Amogh était
passé là, il me cherchait.
Je courus sous les fougères. Au soleil la vase
séchait sur ma peau. J'étais tout à fait sauvage. Je
creusais le sol tiède. Je mangeais des poignées de
vers de terre. Et je hurlais. Je divaguais ainsi plusieurs
jours. Une fois, au loin, je vis Amogh, très
102
loin, qui se dirigeait droit sur moi. Mais à michemin,
par lassitude, il fit halte, renifla l'air
longtemps... Puis il fit demi-tour. Et s'éloigna
vers les montagnes. Il allait passer ses quartiers
d'hiver dans la neige ainsi que nous en avions
convenu naguère. Il abandonnait ma piste.
Une atroce et sublime solitude m'accabla. Le
long de l'étang j'avais trouvé des restes de poisson
laissés là par quelque oiseau. Je confectionnais
des hameçons et avec mes cheveux devenus
longs je pêchais quelques ablettes que je mangeais
crues. Je dormais dans des fonds de
mousse. Avec des fibres d'écorces je composais
des collets, j'attrapais des rongeurs que je dévorais
sans les cuire. J'allais nu, libre absolument,
vif et heureux, sans aucune attache, désireux de
mourir.
Craquante de boue, ma nouvelle peau était
celle du serpent. Les ongles de mes pieds avaient
poussé. Des griffes. Il m'arrivait de surprendre
une harde de biches. Et je lisais dans leurs yeux
la frayeur. Non pas la peur du prédateur, mais
celle, plus vive et plus cruelle, du monstre.
Je m'étais accompli.
Hébété, affamé, seul, animal perdu. Plus
perdu qu'un animal. Je sentais les vents, je savais
la lune admirée des nuits entières. J'entendais la
rumeur des frondaisons et le « frissoulis » des
103
sources lointaines, les ébats des écureuils, les
tapages des lapins, les murmures, les plaintes, les
harmonies, les sabbats, les bruissements, les
gémissements, les frôlements.
J'ai mangé des chauves-souris cueillies dans
les grottes comme des fruits, et des oeufs de serpent
pondus dans le sable chaud des lacs, et des
oisillons haut perchés croqués dans le concert
affolés des parents. Ah quelles jouissances !
Je dévorais vivant des lapereaux au gîte. Et
je suçais longuement des tiges d'angélique et
l'âcre jus des chicorées sauvages. Je ne parlais
jamais. Je fredonnais des airs juifs, alangui très
haut dans les branches des sapins. Je taillais des
silex brutaux et sans pitié.
Je fécondais la terre, laissant dans un trou
ma semence perdue ainsi qu'un sorcier papou...
Je n'aimais pas le feu...
« J'étais enveloppé dans mon dieu. »
L'hiver tardait à venir. Tant mieux, j'abandonnais
les pentes drues aux herbes coupantes,
m'éloignant toujours plus d'Amogh pour me couler
dans des plaines grasses sur lesquelles les
vents fonçaient à perdre haleine.
J'entrais dans un pays expert en pluies : du
crachin léger à la trombe extrême, il connaissait
toutes les variantes du mouillé. J'aimais ma
nudité et mes frissons. Avec de longues épines
104
d'acacia et de la suie recueillies sur un chêne foudroyé,
je m'étais tatoué toutes les portions du
corps accessibles, sauf le visage et le dos. Il y
avait là bien sûr le serpent qui se mord la queue
et bien d'autres signes qui me vinrent gracieusement
à l'esprit.
Je dois avouer – pour être tout à fait honnête
– que je consommais beaucoup de ce champignon
qui ouvre d'autres horizons. Très absorbé
par ma tâche je ne pouvais guère chasser et me
nourrissait essentiellement d'escargots crus brisés
sous le caillou et de cresson sauvage. Je ne
conservais rien. Le moindre lien, la plus fine
arête de poisson, l'os lourd prélevé sur un
cadavre de cerf ne me servait qu'une unique fois.
105
Telle était ma théorie.
Et j'avais en tête ce divin précepte venu de
très loin au fond du Temple : « Si un des frères se
montre attaché à quelque chose il importe qu'il
en soit aussitôt privé. »
J'étais un admirable frère.
J'étais si plein de vide.
Le paysage panneauté était rapiécé de parcelles
de feutre gras cousues à des courtils obombrés
et à d'immenses et rectilignes clos (comme
des boulingrins géants) taillés de frais, impeccables.
Une telle méticulosité de la nature d'ordinaire
si brouillonne était cocasse. Des haies
folles étaient plantées sur des talus. Ce pays, sans
conteste avait été habité, taillé, ordonné, jadis.
Au temps des gnôles en bouteille. Avant le gaz
meurtrier. Restaient les empreintes de ces vies
lentes et patientes qui façonnaient le paysage. Au
loin des bovins massifs marchaient sans hâte, ils
étaient sauvages et pouvaient être furieux. Cet
effluve de bestiaux d'anciennes étables me semblait
doux et maternel. J'emploie le mot de
« maternel » faute de mieux, sans en comprendre
le sens, mais j'en saisissais d'instinct le poids
considérable. Les arbres étaient des chênes
énormes tassés sur leurs troncs massifs, les bois
étaient piqués de hêtres pachydermiques,
d'aulnes timides au bord de mares noires, de
106
charmes aussi avec leurs muscles d'athlètes tendus
par l'effort.
En marchant longtemps je suis ainsi arrivé à
la mer. Il pleuvait toujours. Les flots étaient gris
avec d'épais reflets de « Cassé-bleu ». En arpentant
les galets ronds et doux au pied, je découvris
une grotte dont l'haleine puissante de varech et
de coquillages m'a tout de suite séduit. Il était
aisé d'étendre sur une bande de sable entre les
roches acérées quelques couches d'algues sèches
et craquantes. Il suffisait de tendre la main pour
avaler les corps flasques des huîtres, des moules
et d'autres animaux aux saveurs puissantes
encore.
Le tumulte de la mer en constante tempête
remplissait ma solitude extrême. N'ayant plus ces
champignons (qui suscitent le voyage) à me
mettre dans le corps, je sentis tout le poids du
temps, ses replis extrêmes, les langueurs infernales,
ses éternités. Car l'éternité je le comprenais
alors n'est pas une accumulation de temps,
mais elle peut aisément durer une demi-seconde.
Tout n'est qu'affaire de patience. J'étais devenu
très maigre. Et le poil avait poussé. Un jour que
j'escaladais un rocher j'arrivais juste au-dessus
d'un campement d'hommes bleus qui entamaient
leur repas humain. En m'apercevant au-dessus
d'eux, à quelques mètres à peine, oscillant dans
107
le vent, ils prirent peur et s'enfuirent en poussant
des cris aigus. Je devais en effet être effrayant,
nu, chevelu, barbu, couvert des signes de mes
tatouages anciens. J'achevais leur pitance : une
soupe de nouveau-né. Je mangeais trop et fus
malade. C'était l'excès qui troubla ma digestion,
pas le menu. Je n'avais encore jamais mangé de
chair humaine, mais cela m'était bien égal. J'étais
devenu tout à fait barbare à défaut de devenir
tout à fait heureux.
Mais il reste que le nomade a besoin de bouger,
j'en avais assez de ce confort, de cette nourriture
abondante et facile d'accès, de ces méduses
qu'il suffisait de cueillir en se baissant sur la
plage, de ces coquillages si vulnérables ; personne
ici ne se battait vraiment.
Tout était si... définitif. Si déterminé.
Et cela a fini par me dégoûter. Un matin je
suis parti, j'ai marché vers le nord en piquant de
plus en plus à l'est. Le froid devenait saisissant
alors j'ai creusé un piège profond avec mes
ongles. Dans le fond j'ai planté des pieux patiemment
affutés sur un granit grenu. Une biche là
s'est empalée. J'ai dévoré sa viande crue, sucé sa
cervelle et sa moelle. J'ai gardé deux os en guise
d'assommoir, je me suis habillé de sa peau. Et j'ai
recommencé plus loin. Et je suis retombé peu à
peu dans l'infecte civilisation. Je portais même
108
des chaussures cousues de peaux d'anguille. Plus
je reprenais contact avec le confort plus ma solitude
devenait cruelle. J'aurais tant aimé croiser
alors Amogh. Que devenait-il ? Était-il toujours
vivant ? Ou bien une patte d'ours l'avait-elle
décapité d'un seul coup ? Amogh… Je n'avais
pas pensé à lui depuis si longtemps... Et cette
femme aussi... Comment s'appelait-elle ? Nous
l'avions laissée morte dans le fond d'une minuscule
grotte. L'avais-je aimée ? Oui... Je crois
bien. Et ce fut amer. C'est alors que, soudain, je
compris que j'avais des souvenirs. Des morceaux
de souvenirs à la dérive. Ils étaient très nets. Mon
vieux rêve, celui du massacre des miens dans un
village de Pologne me hantait aussi. La mémoire
était donc cette chose douloureuse ? Elle servait
à vivre, mais à vivre malheureux. Quelle vilaine
découverte !
Il se passa un peu de temps avant que je
croise ceci :
109
110
Jamais je n'avais vu semblable chose. Un
signe. Un signe humain.
Cette marque rouge en forme de harpon sur
le pied d'un jeune hêtre m'intrigua d'abord. Je
battais les alentours. En vain. Pas une trace, pas
une branche brisée, pas de mousse écrasée dans
le sous-bois. La teinte rouge semblait pourtant
dater de la saison en cours. Elle était relativement
fraîche. Je me lassais et je repris mon
errance, triste et plus malheureux que le renard
au collet. J'avais perdu le goût de la jouissance.
Épicure dit que l'homme qui ne jouit pas
fabrique la maladie qui le consume. Je ne savais
rien d'Épicure alors, mais je savourais absurdement
et intimement ce dégoût des choses. Auraisje
aimé être dans une foule ? Épicure disait que
toute foule était une tempête. Une foule ? Une
foule ? J'ignorais tout de ce mot et de ce qu'il
signifiait même. Mais il flottait dans ma tête
comme des morceaux d'épaves. Les épaves de
mon atroce rêve.
Jadis, au temps de nos belles chevauchées
avec Amogh, je savais concentrer le présent. Je
savais « qu'il n'y a pas plus de temps dans une
vie brève que dans une vie longue ». Et comme
Sénèque, je me demandais qui était le plus heureux
dans l'arène : le gladiateur qui meurt en dernier
? Bien sûr à l'époque je ne me rappelais pas
Sénèque non plus. Tout cela est venu peu à peu.
111
Et de plus en plus. Ce fut plus tard, quand je
vécus aux côtés de Piotr. Mais nous n'en sommes
pas encore là.
En marchant des images me perforaient la
tête, et se plantaient dans ma cervelle. Elles
m'étaient inconnues et habitaient en moi comme
chez elles. Je fouillais au hasard dans ces brimborions.
Étés de poussière.
Caillasses écrasées.
Revue de paquetage dans la cour : « deux
paires de chaussettes longues et une paire de
soquettes de sortie. Une fourragère. Un casque
lourd. Un béret rouge... »
Un jeu de cartes incomplets mais avec des
images de femmes à demi-nues, arraché de haute
lutte aux jumeaux roux dans les chiottes du
lycée. Il y avait une chinoise.
Toupies de bois rétives au fouet.
Écoeurants réflexes de meute.
Des narthex venteux.
J'avançais dans les fougères coupantes,
insensible à leurs estafilades. J'avais les jambes
en sang. Et ces souvenirs stupides qui arrivaient
en vrac me faisaient rire parfois, ou bien m'attristaient,
ou bien me laissaient vide… alors je ne
savais qu'en faire. Ces bribes de vie m'appartenaient-
elles ? Ou bien étaient-elles comme ces
112
parasites si fidèles qu'ils s'installent sous la peau
et d'une certaine manière font partie de vous.
J'adoptais volontiers toutes les réminiscences,
j'en avais été privé si longtemps. Je les voyais
passer et je m'en délectais de toute façon. On
peut aimer avoir du vague à l'âme, je le découvrais
aussi.
Les images allaient leur train.
Mot de passe niais « la lune est pleine sous
les nuages ».
Le hic et nunc... Peut-être.
Les cases ténébreuses des mots croisés vulgaires.
Une sculpture de Sébastien Touret.
« Et encore du vent ».
Une nuit d'orage sur la route heureuse toute
droite et les éclairs vifs à l'horizontal.
Le festin ancien.
La besogne ordinaire.
Taedium vitae, comme mon père se retournait
et s'endormait... je m'éveillai.
Des ivresses anciennes.
Ravenel est un con.
Il n'en peut mais.
Parousie.
Et tant d'énigmes...
Cela dura plusieurs jours d'extase. Puis je
croisais de nouveau le signe :
113
Cette fois-ci des traces fraîches avaient été
laissées. Imprudemment ! Jamais je n'aurais
commis pareil imprudence et Amogh encore
moins ! Comme si celui qui avait laissé le signe
ne redoutait rien. Comme s'il ne craignait pas les
hommes bleus. C'était comme une invitation.
J'ai suivi ses pas. Il allait pied nu. J'étais
intrigué par le rythme bizarre de ses empreintes
parfois serrées parfois éloignées d'un bond. Il me
fallut longtemps avant de comprendre : il dansait
!
La piste était nette et cocasse. Elle menait à
un surplomb et se perdait sur la roche nue. Dessous,
comme une sorte de demi-cirque, s'ouvrait
une vaste esplanade encombrée de morceaux de
bois liés les uns autres, en forme de banc, de
table, de trépieds...
Et soudain, soudain j'entendis des sons qui
dansaient.
114
C'était d'une fulgurante beauté et jamais
entendu, ou alors, oui... peut-être… il y a longtemps.
Le son sortait d'une caverne dont j'aperçus
l'entrée en me coulant le long de la paroi qui
descendait en pente douce.
Alors que j'étais tout proche, un homme sortit.
Il était petit, sa chevelure et sa barbe blanches
très longues. Il avait dans la bouche un tube terminé
par un petit réceptacle dont sortait de la
fumée. Aussi surpris que moi, il porta la main à
sa ceinture ou pendait un couteau très fin comme
je n'en avais encore jamais vu. Il lut dans mon
regard la stupeur et, comme je tendais l'oreille
vers le son si gracieux, il sourit, me tendit sa
main, la paume vers le haut.
Il parlait :
– Qorxma ! (N'aie pas peur !)
– Je ne comprends pas !
– Siz mənim dil danışmaq yoxdur və mən
sizin başa düşmürəm. Hətta biz başa düşəcəklər.
Like : yemək (Tu ne parles pas ma langue et je
ne comprends pas la tienne. On va se comprendre
quand même. Tiens : mange).
Il me tendit un morceau de viande séchée. Je
la dévorais. Je lui montrais mon oreille et cherchais
de la main le son. Il comprit et me conduisit
dans sa grotte. Elle était encombrée d'objets
inconnus. Il me montra une boîte d'où la musique
115
sortait, une galette tournait au-dessus.
– Bu Bizet musiqi , bir rekord oyunçu , mən
hesab edirəm ki... (C'est un tourne-disque, c'est
de la musique de Bizet, je crois...) Lakin
gözləyin. Bura gəl, bu Mirco danışır (Mais
attends. Viens par là, parle dans ce micro).
Il me tendit une boule avec des trous dedans,
et actionna une sorte de poignée en tournant.
– Danışıqlar və danışıqlar c'mon (Vas-y
parle, parle).
Avec son doigt qui moulinait l'air il montrait
sa bouche et soufflait.
– Ah ! Tu veux que je parle ? Je m'appelle
Absalom, je voyage depuis longtemps, j'étais
avec mon ami Amogh mais j'ai fait un rêve
atroce dont je me suis souvenu, moi qui n'avais
pas de mémoire ; je me suis souvenu c'était terrible.
C'est ce que tu veux savoir, mais tu ne me
comprends pas pauvre bougre.
– Gözləmək (Attends).
Il appuya sur les excroissances de sa
machine. Il eut un petit sourire et prenant une
fiche de métal il l'entra dans sa tempe où un petit
trou que je n'avais pas vu jusqu'alors était à peine
visible. Il resta ainsi un bon moment, les yeux
révulsés.
Je l'abandonnais pour faire le tour de sa
grotte emplie d'objets jamais vus.
La galette s'était arrêtée et le joli son aussi.
116
Il y avait là une couche confortable composée
d'une matière douce à la main, ce n'était pas
de la peau, mais comme un duvet très fin. Je
m'endormis.
– Allez debout ! Paresseux !
C'était lui qui me secouait en riant. Je le
comprenais ! Il fit signe de me taire en mettant
un doigt sur sa bouche, je le suivis dehors où une
belle soupe fumait. En mangeant un savoureux
potage qu'il enrichissait en ouvrant des sortes
d'oeufs en métal. Il parla longtemps.
– Je dispose d'une machine qui me permet
d'apprendre toutes les langues en quelques
heures. J'ai enregistré quelques mots que tu
disais, cela suffit. Après je branche mon cerveau
avec une petite prise dans mon front. C'est une
machine de l'ancienne époque, j'ai adapté une
dynamo dessus. Avant je parlais Azéri, la langue
d'un compagnon qui est mort de grande
vieillesse, un brave type, un peu con, mais brave.
Ah, tu as l'air bien intrigué par ce que je mets
dans la soupe ? Ce sont des boîtes de conserve.
Oui des boîtes de conserve... Oh mais dis donc tu
n'as pas inventé la poudre toi ou alors tu viens de
très loin ! Va y avoir du boulot pour te mettre à
niveau mon salaud. Et tu pues le chacal mon
fumier. On va commencer par un bon bain, il me
reste du gel douche. Comment tu t'appelles déjà ?
– Absalom !
117
– Moi c'est Piotr.
Piotr fut mon professeur. Il m'expliqua le
monde. Il était âgé de plus de trois mille ans et
moi un peu moins. Avant ce monde, la terre était
peuplée, construite, en guerre, en vacances, et
puis le gaz mortel avait été accidentellement
libéré. Il avait tué presque tout le monde. Inexplicablement
il avait épargné quelques humains
insensibles à ses effets. Le monde était redevenu
sauvage et les hommes aussi. Les rares survivants
avaient pris le large et faisaient en sorte de
ne pas se croiser, ce qui était aisé. Les rares
femmes étaient stériles. Elles étaient deux fois
moins nombreuses que les hommes. S'il ne tuait
pas, le gaz effaçait les mémoires. S'il ne tuait pas,
le gaz allongeait de façon considérable l'âge des
humains. J'avais presque trois mille ans. Et
Amogh aussi. Et Piotr plus encore avec ses cheveux
blancs.
– Oui mais pourquoi soudain des rêves et
des souvenirs nous sont apparus ?
– Parce que vous avez trouvé ces bouteilles
d'alcool dans l'ancien abri. Ces bouteilles avaient
été distillées dans le temps d'avant que j'appelle,
le Temps Gris. L'alcool a ouvert dans votre âme
des portes que le gaz avait bien verrouillé.
Piotr me raconta qu'il était un scientifique
aux Temps Gris. Il travaillait sur le langage uni-
118
versel, il avait inventé cette machine qui permettait
d'apprendre toutes les langues à partir d'un
échantillon de quelques phrases, il avait dans la
tête une sorte de prise dont il pouvait user à
volonté. Il suffisait qu'il se branche...
Il avait découvert jadis un ancien abri antiatomique
empli de merveilles et d'énormes
stocks de nourriture. Il m'apprit ce que personne
ne savait plus : dieu n'existe pas. D'ailleurs dieu,
plus personne n'en avait entendu parler depuis le
gaz. J'aurais bien aimé qu'Amogh sache tout cela,
bien que... finalement... cette nouvelle vie n'était
pas meilleure, et même moins exaltante. À part la
musique qui était tout de même une splendeur.
Un soir Piotr me demanda de le suivre. Tout
au fond de la caverne il me montra un petit
boyau caché derrière un panneau de bois.
– Là tout au fond il y a deux bouteilles de
gaz. Je t'ai observé et je vois bien que tes rêves,
tes cauchemars te harcèlent. Dans le monde des
Temps Gris tu as vécu de rudes moments. Si tu le
veux, un jour, tu pourras venir là, prendre les
bouteilles, aller loin et les ouvrir. Tu perdras
alors totalement la mémoire et tu seras comme le
nouveau né, stupide et joyeux, satisfait, le ventre
plein et le sommeil simple.
Piotr qui connaissait le passé savait-il aussi
l'avenir ? Il mourut dans son lit le lendemain,
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comme un vieux meurt sans raffut. Il me laissait
seul au milieu de son butin absurde. Mais, avant
de partir il m'avait fait ce cadeau d'un possible
retour en arrière.
J'ai ouvert les bouteilles dans la grotte le soir
même de sa mort. Le gaz s'est échappé.
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Un homme tatoué est tombé dans un piège,
mais les pieux ne l'ont que légèrement blessé. Il a
tenté en vain de sortir du trou. Trop profond. Il a
attendu longtemps. Il a entendu un cheval qui
s'approchait. Et le poids d'un homme qui en descendait.
Une silhouette est apparue au dessus de
la fosse. Et un cri de stupeur.
– Mais c'est toi Absalom ? C'est toi vieux
frère ?
L'autre dans le trou a semblé troublé. Il ne
comprenait pas.
– Je n'ai pas de nom, je n'ai pas de mémoire.
Amogh lui a tendu la main et l'a serré dans
ses bras :
– C'est moi, Amogh, je suis ton frère.
FIN
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