lundi 7 septembre 2020

Secousse(2)




Chapitre 2

Résumé : J'adorais me fâcher avec lui, lui aussi,
cela nous a beaucoup rapproché.



Marie avait été nommée chef d'agence à la rédaction de Thouars. Car à cette époque tous les mots n'étaient pas encore déclinés au féminin pour faire moderne. On écrivait chef et non cheffe.
C'est bizarre il y a des mots qui sont toujours féminins comme une cuite, une ivresse, une bouteille, une gnôle, une folie, une secousse, la panique.
Les pages locales du journal racontaient de belles histoires de chasseurs, sachant chasser, de pêcheurs sachant pêcher, de conscrits sachant boire, de médaillés sachant plastronner, d'anciens combattants vainqueurs glorieux à la cantine. Les élus locaux étaient contents. Le vendredi, sur le marché, on évoquait tout : l'arrogance de la ville voisine (Bressuire), la naissance du petit voisin dont les parents chômeurs dormaient jusqu'à midi, l'installation d'un toubib noir « sans aucun accent et bien gentil quand même. J'ai lu dans le journal qu'il venait de Mayotte.
- D'où ?
- Mayotte, le journal dit que cette île lointaine était française avant Nice !
- Du moment qu'il ne vient pas de Bressuire ! Comme ce dentiste hongrois qui fait un mal de chien. »

Marie quittait la rédaction vers 18 h. Quand, dans les rues en hiver, s'allument les salons. Qu'il neige un peu. Et que tout est paisible. Alors les télés vibrionnent derrière les rideaux. La semaine précédente elle avait « couvert » (comme on dit dans le jargon des rédactions), le dernier crime en date : une mère qui avait allumé le gaz pour tuer ses trois enfants. Elle avait quitté l'appartement pour aller boire au bistro en face. Elle avait dit aux enquêteurs son immense tristesse, ses dettes considérables, son incapacité à faire face aux dépenses de Noël qui s'annonçaient, son incapacité à joindre les pères partis loin dans d'autres villes lointaines comme Bressuire ou Melle et même Niort ! Elle pleurait beaucoup. Elle avait dit qu'elle avait voulu mourir avec ses gosses, mais qu'elle avait bien droit à un dernier verre. «  Et ces cons de voisins ont senti l'odeur du gaz avant mon retour »… Marie rédigea un beau papier sur les vertus de la maternité et la cruauté du temps présent, prose tempérée néanmoins par quelques belles phrases sur la morale et la responsabilité des femmes qui font des enfants à tout va.
(A suivre)

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