lundi 6 juillet 2015

La jouissance du monde 13 (II)




Dessins Felix Vallotton


Amogh qui n'avait jamais rêvé et qui n'avait plus de mémoire depuis que nous chevauchions dans le monde déserté et rendu à sa friche originelle racontait les images qui l'avaient habité durant cette nuit d'ivresse. Il n'avait jamais parlé si longtemps. Il poursuivait le récit du songe :

_ Mon nom est Hubert de Chrismon. Je suis le fils unique d'un gros industriel de l'Est, aciérie, je vis dans cette grande maison, pas un château, mais vaste quand même, achetée par un aïeul en 1830.

La Sologne est un endroit fort insalubre. Les autochtones sont petits et fiévreux, noirs de poil et très superstitieux. J'ai bien essayé d'enseigner à mes fermiers l'usage de la bassine pour se laver au moins une fois pas mois, mais en vain.

Ils vont à l'église, ça oui, ils portent le rosaire et parfois un cilice, mais il n'empêche, leurs sentiers sont truffés de signes magiques, mon garde chasse m'enseigne ces superpositions médiévales. De vrais nègres !

C'est la guerre, j'en suis bien sûr, une guerre qui couine et pour lequel on a inventé un mot : "brutalisation", c'est n'avoir plus aucun sentiment de peur, ni d'horreur, être totalement insensible.










Céleste - c'est le nom de mon épouse – meurt de la grippe espagnole, c'est bien la seule note exotique qu'elle aura connu dans sa vie, la pauvre femme. Et moi je revenu du chaos avec une jambe et un bras en moins. Les hivers sont longs.

Je vends du bois sur pied à des entreprises de bûcheronnage. Le pin sylvestre a une bonne cote, on en fait du bois de mine, il crie avant de rompre et parfois les hommes ont le temps de s'échapper du boyau avant qu'il ne s'effondre. La vente des bois sur pied est d'un fructueux rapport. J'ai retrouvé ces bois, peut-être les miens, dans les abris sous la mitrailles. Tous les hivers, les futaies résonnent des coups de la cognée et de la plainte incessante des "passe-partout", ces longues scies à deux manches . Les bûcherons s'installent pour la saison sur nos terres, ils creusent des fosses d'un mètre cinquante de profondeur qu'ils couvrent d'une charpente sommaire. La couverture est faite de brassées de fougère amassées en couches épaisses. Cela s'appelle des "culs de loup".

Ils dorment là avec un poêle où mijote une soupe de châtaigne et de chou. Je sais bien aussi que, parfois, un lièvre y passe, car il braconnent les bougres! Je laisse faire, ce qui me vaut la désapprobation respectueuse de mon garde chasse : " monsieur vous ne devriez pas accepter cela. Le braconnage est un délit, et je passe aux yeux de mes collègues pour un incapable. Marius le garde chasse de monsieur le marquis se moque de moi!"

A suivre...

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